Bulletin Vert n°496
novembre — décembre 2011

Petite fiction de science

Isabelle Desit-Ricard [1]

 

Le Baccalauréat existait toujours et n’avait rien perdu de sa popularité.

Certes, depuis que les candidats composaient sur l’un des ordinateurs de leur domicile, depuis que leurs réponses étaient corrigées en ligne par le serveur central et depuis que les résultats étaient publiés le jour même, certains prétendaient que l’examen avait perdu une grande partie de son charme. Mais ces derniers, nostalgiques d’une époque où l’on prenait le temps d’inscrire un examen sur plusieurs jours, d’employer des enseignants pour le corriger, d’attendre le résultat face à des panneaux d’affichages, avaient aujourd’hui plus de cent-dix ans. Ils étaient nombreux, ces préretraités en pleine réorientation professionnelle, mais, bien qu’on les jugeât économiquement indispensables, il était exclu des les consulter pour définir la formation et l’évaluation des générations futures.

Théophile venait de fêter son cent quinzième anniversaire. Il avait enseigné la géométrie jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’elle fût définitivement rayée du système éducatif européen pour être remplacée, dès le collège, par des disciplines optionnelles plus en vogue telles que le droit, l’arbitrage sportif, la génétique, le marketing, la réparation de climatiseurs, l’initiation à la gériatrie ou la préparation aux castings.

L’abolition de la géométrie avait été prononcée quarante ans plus tôt.

Théophile avait alors à son actif cinquante cinq ans de bons et loyaux services au sein de l’éducation européenne. Il avait toujours su que la discipline qu’il enseignait était menacée et pressenti, plus ou moins consciemment, que la géométrie subirait un jour ou l’autre le même sort que le latin ou le grec ancien. Il est vrai que, depuis l’époque où ses propres grands-parents avaient passé leur bac, plus aucun sujet de géométrie spatiale n’avait été proposé. Cet ultime problème géométrique dans l’histoire du baccalauréat avait d’ailleurs fait couler beaucoup d’encre et suscité une certaine animosité. Les bacheliers et leurs parents étant des électeurs, on convint qu’il serait indécent de les irriter à nouveau. Ce fut le commencement de la fin. L’algèbre, l’analyse, et les sciences physiques avaient, elles-aussi, été menacées. Les étudiants, qui souhaitaient obtenir le plus rapidement possible une indépendance financière assortie d’une certaine aisance, boudaient souvent ces disciplines. Théophile se souvenait avoir encadré un étudiant particulièrement brillant qui, malgré ses injonctions, avait refusé de poursuivre sa dix-huitième année d’études de mathématiques. Médiocre en football, il avait préféré devenir arbitre local.

L’appât du gain avait été plus fort que la passion…

L’exode des étudiants scientifiques vers des disciplines mieux valorisées socialement avait débuté sans que personne n’y prît garde au tout début du vingt et unième siècle, puis l’hémorragie n’avait cessé de s’aggraver au fil des décennies. Heureusement, certains irréductibles s’orientaient encore vers les sciences fondamentales. Ces derniers étaient animés du désir de comprendre. Comprendre par pur plaisir, ni pour produire, ni pour perfectionner une quelconque invention technique qui aurait été fabriquée dans une autre partie du monde. Comprendre, parce qu’ils avaient l’intime conviction que le monde qui les entourait était intelligible. Comprendre parce que l’aventure de la connaissance leur paraissait sans fin et qu’ils rêvaient d’en poursuivre l’histoire…

Théophile évoquait souvent, avec émotion, le jour où Eudoxie, sa propre petite-fille, lui avait annoncé qu’elle voulait devenir ingénieur. La même année, une femme avait foulé le sol de Mars. Cet événement avait suscité un certain engouement au sein de la population. Les petites-filles avaient alors commandé au père Noël la nouvelle Barbie-Astronaute et les vaisseaux spatiaux téléguidés avaient connu un réel succès commercial. Quelques décennies plus tard, des jeunes, nostalgiques de leurs rêves d’enfants, s’étaient orientés vers des carrières scientifiques. Cette vague de vocations permit de préserver les sciences physiques et les sciences industrielles : l’enseignement de ces deux disciplines était resté marginal, mais, contrairement à la géométrie, il perdurait dans quelques lycées et n’avait pas été délocalisé de l’autre côté du monde…

Théophile avait été fier du choix de sa petite-fille. Il aurait aimé que celle-ci œuvrât plus longtemps sur la mission « Jupiter  ». Ce projet spatial était, assurément, le plus ambitieux de tous les temps. Hélas, Eudoxie n’avait travaillé que trois mois sur ce programme. Elle était passionnée de sciences et, chose rare pour quelqu’un de trente- cinq ans qui débutait sa vie professionnelle, elle ne s’était pas créé de besoins matériels excessifs. Eudoxie ne souhaitait rien qui ne fût nécessaire sauf, peut-être, un voyage dont elle rêvait depuis son plus jeune âge : elle avait en effet décidé que, dès qu’elle en aurait les moyens, elle partirait vers la lune. L’espace l’avait toujours fait rêver. Elle voulait aller voir tout cela de près.

Quand Eudoxie eut réalisé que, même en réservant auprès d’une compagnie spatiale lowcost telle que « easy-moon » ou « fast-space », elle n’aurait jamais les moyens de réaliser son rêve, elle remit en cause son orientation professionnelle. Aussi, bien que son travail de recherche au sein de l’agence spatiale occidentale fût passionnant, elle envisagea très vite une reconversion.

Après un mois de formation aux techniques de communication, Eudoxie devint publicitaire dans une société qui commercialisait des roches martiennes. Elle multiplia ainsi son salaire par vingt et put, deux ans plus tard, s’offrir un billet sur un vol régulier et explorer les cratères synodiques.

Théophile avait été quelque peu amer mais il savait sa petite-fille suffisamment passionnée par l’histoire des sciences et la géométrie pour que, à son tour, elle en transmît le goût à ses propres enfants.

Cette conviction l’avait quelque peu réconforté…

En soufflant ses cent quinze bougies, Théophile s’était promis de revoir le lycée dans lequel il avait débuté sa carrière. Cette décision l’angoissait quelque peu. Ses souvenirs n’étaient en rien troublés par la canicule, désormais habituelle, de ce mois de septembre. Il avait simplement peur que sa mémoire ne se retrouvât pas dans ce qu’elle allait voir.

Le petit banc face à l’escalier principal était toujours là.

La rentrée scolaire avait eu lieu cinq jours plus tôt. Les cours de géométrie ne figuraient toujours pas dans les emplois du temps.

Théophile passa la matinée sur le banc. Dans la cour il aperçut l’une de ses arrière-arrière-petites-filles. Théodie lisait un livre de géométrie édité au siècle précédent et ne remarqua pas la présence de son aïeul. Il choisit de ne pas la déranger.

Ce jour-là, pour la dixième année consécutive, s’ouvrait, dans chaque ville européenne, le « salon du temps libre et de l’épanouissement personnel ». Théophile n’en avait jamais manqué l’inauguration. Il interrompit son observation et se promit de revenir dès qu’il en aurait le temps.

La file humaine devant le « Palais des Loisirs » progressait au ralenti sur une centaine de mètres. Après deux heures d’attente, Théophile put enfin entrer.

Dans la foule, il aperçut sa petite-fille.

Eudoxie s’occupait bénévolement d’un club de géométrie.

Autour de son stand, des danseurs, des avocats, des chômeurs, des adolescents et même des retraités trois fois quinquagénaires saisissaient leur fichier d’inscription.

Depuis trois ou quatre ans, la science-loisir était devenue l’une des activités les plus en vogue de cette préfecture européenne. Une telle affluence sur un stand de géométrie ou de physique quantique était donc à prévoir.

Théophile était heureux pour Eudoxie : elle venait d’inscrire le dix millième adhérent de son association.

 

Notes

[1Isabelle Desit-Ricard est professeur de physique en CPGE. Elle est l’auteure de Une petite histoire de la physique (collection « L’esprit des sciences », éditions Ellipses), L’atome en clair et L’histoire de la physique en clair (éditions Ellipses).
Elle est aussi coauteur de l’ouvrage Histoires des sciences (éditions Ellipses).
isabelledesitricard@gmail.com
Avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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