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Quelques réflexions sur la géométrie et son enseignement

Un résumé d’une conférence de Daniel PERRIN rédigé par Christiane Zehren

Le texte qui suit est un résumé d’une conférence donnée à Cergy en
janvier 1999. Je remercie vivement Christiane Zehren d’avoir fait ce
travail. Le lecteur trouvera la version intégrale de cette conférence sur
ma page web à la rubrique géométrie :
http://www.math.u-psud.fr/~perrin

Je ne renie pas ce que j’écrivais à l’époque, mais les choses ont évolué
depuis et mes positions aussi et je ne mettrais plus nécessairement les
mêmes choses en avant aujourd’hui. De plus, les idées qui apparaissent
ici ont été développées et enrichies par un travail collectif dans la
partie géométrie du rapport d’étape de la commission de réflexion sur
l’enseignement des mathématiques (commission Kahane), et je ne peux
qu’encourager vivement le lecteur à lire ou relire ce rapport, voir
[Kahane]. Je signale aussi d’autres textes que j’ai écrits depuis sur l e
sujet qui peuvent éclairer le débat et préciser les choses, en particulier
[DPR], [Perrin 1,2,4]. Tous ces textes sont disponibles sur ma page
web, aux rubriques conférences ou géométrie.

J’ai inclus dans le texte ci-dessous quelques commentaires, qui
apparaissent en gras et montrent aussi les évolutions de ma réflexion.

Présentation

Le thème de ce texte est d’abord une réflexion mathématique sur la nature de la
géométrie, à la lumière du programme d’Erlangen de Felix Klein et de la notion
d’invariant.

Mais ce texte se veut aussi un élément d’un débat sur l’enseignement de la géométrie :
pourquoi et comment enseigner cette discipline dans l’enseignement secondaire ?
L’importance de ce débat m’est apparue en fréquentant certaines commissions
ministérielles où s’élaborent les changements de programme. Il m’a semblé en effet
que ceux-ci n’étaient pas toujours opérés après une réflexion suffisante. Il est d’autant
plus indispensable d’éclaircir nos positions en ces temps où l’allégement des
programmes est à l’ordre du jour et où certains verraient volontiers la géométrie et les
mathématiques en général réduites à la portion congrue.

Cette phrase écrite en 1999 conserve une actualité étonnante !

Mon propos n’est pas de discuter ici quels arguments on peut avancer en faveur d’un
enseignement de la géométrie au collège et au lycée, (voir le rapport [Kahane] pour
cela) mais d’examiner le contenu de l’enseignement de la géométrie élémentaire du
point de vue d’un mathématicien.

Ce qui m’a convaincu de la nécessité d’un tel travail de clarification, c’est une
référence historique au débat qui, dans les années 1950-60, a précédé l’introduction des
mathématiques modernes dans l’enseignement. Bien que ce débat ait été mené de
manière large et profonde par les différents acteurs, il est clair a posteriori qu’il a été
insuffisant sur deux points au moins. C’est le cas d’abord sur le plan didactique et
pédagogique. Il est clair, en particulier, que l’introduction de l’algèbre linéaire au lycée
se heurte à des difficultés didactiques profondes (c’est encore le cas à l’université) que
les auteurs de la réforme n’avaient pas prévues et il a fallu renoncer à cette
introduction précoce. Je considère qu’il s’agit là de faits maintenant bien établis et je
n’y reviendrai pas.

Mais, au-delà de ces difficultés liées à l’enseignement, je crois que, même sur le plan
mathématique, la réflexion à l’époque a été insuffisante. En particulier, cette réforme,
sous couvert d’un dépoussiérage et d’un changement de point de vue sans doute
nécessaires, a évacué, dès le début, une grande partie du contenu de la géométrie, sans
que la plupart de ses promoteurs ne mesurent que le changement ainsi opéré était
qualitativement essentiel. C’est donc aussi en pensant à cette réforme, dont l’échec
pèse encore aujourd’hui sur l’enseignement des mathématiques, que je vais mener la
réflexion qui suit.

I. Aspect historique

    • a) Au commencement étaient les Grecs
      Le point de vue qui a le plus influencé la géométrie jusqu’à une époque relativement
      récente est celui des Grecs. Il est centré sur les deux notions de figure et de
      démonstration et repose sur un système d’axiomes, celui d’Euclide (dont on a une
      version totalement rigoureuse depuis les travaux de Hilbert).
      Un autre point de vue, plus récent, est celui de la géométrie analytique initié par
      Descartes. Dans l’enseignement français les deux points de vue ont longtemps
      cohabité, de manière plus ou moins conflictuelle, certains répugnant à l’usage du
      calcul en géométrie. Voici ce qu’écrit par exemple Jean-Jacques Rousseau dans « Les
      confessions
       » :
      Je n’ai jamais été assez loin pour bien sentir l’application de l’algèbre à la géométrie.
      Je n’aimais pas cette manière d’opérer sans voir ce qu’on fait, et il me semblait que
      résoudre un problème de géométrie par les équations, c’était jouer un air en tournant
      une manivelle. La première fois que je trouvai par le calcul que le carré d’un binôme
      était composé du carré de chacune de ses parties, et du double produit de l’une par
      l’autre, malgré la justesse de ma multiplication, je n’en voulus rien croire jusqu’à ce
      que j’eusse fait la figure. Ce n’était pas que je n’eusse un grand goût pour l’algèbre
      en n’y considérant que la quantité abstraite ; mais appliquée à l’étendue, je voulais
      voir l’opération sur les lignes ; autrement je n’y comprenais plus rien.

      L’étape historique suivante a été l’introduction des notions vectorielles (à partir du
      dix-neuvième siècle pour les vecteurs et du vingtième siècle pour l’axiomatique des
      espaces vectoriels). Ces notions représentent du point de vue mathématique une
      simplification considérable du système d’axiomes. Au niveau de la géométrie élémentaire, le simple apport de la structure vectorielle du plan donne déjà une
      multitude de résultats par la simple utilisation des outils vectoriels et affines (relation
      de Chasles, utilisation des bases, barycentres, etc.)
      Le lien entre le point de vue vectoriel et celui de la géométrie analytique s’effectue
      alors via les repères (orthonormés ou non).
    • b) Le programme d’Erlangen
      Il s’agit de la dissertation inaugurale de Félix Klein soutenue à Erlangen en 1872 (il
      a 23 ans). La thèse de Klein est qu’une géométrie consiste, pour l’essentiel, en la
      donnée d’un ensemble X et d’un groupe G de transformations de X, les éléments de
      G étant les transformations « permises » dans la géométrie en question. Il s’agit, par
      exemple, des transformations affines pour la géométrie affine plane, ou des isométries
      affines pour la géométrie euclidienne plane ou encore des homographies pour la
      géométrie projective. Le plus souvent, l’ensemble X est muni de données
      supplémentaires, par exemple un ensemble D de parties remarquables (les droites, les
      cercles, …) et les transformations de G conservent globalement D. Les propriétés
      relatives à la géométrie en question (propriétés affines, euclidiennes, projectives) sont
      celles qui sont conservées dans l’action du groupe, ainsi que le dit Klein (cf.[K] p. 7) :
      « Étant donnés une multiplicité et un groupe de transformations de cette multiplicité,
      en étudier les êtres au point de vue des propriétés qui ne sont pas altérées par les
      transformations du groupe.
       »
    • c) Les invariants, version naïve
      Lorsque l’on a reconnu, avec le groupe des transformations permises, dans quel type
      de géométrie on travaille (sur l’intérêt de cette identification, voir [DPR]
      ou [Perrin4]
      ), le pas suivant est d’examiner quels sont les invariants de cette
      géométrie.
      Considérons d’abord ces invariants en un sens intuitif. Il s’agit simplement alors des
      notions qui sont conservées par les transformations du groupe en question. Dans tous
      les cas qui nous intéressent, les groupes considérés sont formés d’applications
      linéaires ou déduites de celles-ci (applications affines, homographies). Ces applications conservent donc les structures vectorielles (resp. affines, projectives),
      notamment les propriétés d’alignement, les barycentres, etc. Nous examinons ici les
      invariants qui s’ajoutent à cette structure première qu’est la structure vectorielle, dont
      on a déjà dit qu’elle donne à elle seule un certain nombre de résultats, mais qui reste
      assez pauvre. En revanche, dès qu’on ajoute « du second degré » (en introduisant des
      formes quadratiques), la géométrie devient beaucoup plus riche.
      Dans le cas de la géométrie euclidienne les invariants les plus immédiats sont les
      notions usuelles de longueur, d’orthogonalité ou plus généralement d’angle (orienté
      ou non selon qu’on considère les isométries positives ou négatives).
      Dans le cas de la géométrie affine, les notions de longueur et d’angle ne sont plus des
      invariants, mais on dispose d’un (semi-)invariant : l’aire. C’est un semi-invariant
      seulement car si u est une transformation affine quelconque, l’aire est multipliée par
      dét u (mais le rapport d’aires est un invariant).
      Dans le cas de la géométrie projective l’invariant fondamental est le birapport de
      quatre points (dont un avatar est la notion de division harmonique).
    • d) Invariants naïfs et théorèmes
      Dès que l’on est amené à faire des démonstrations en géométrie on se rend compte de
      l’intérêt d’employer les invariants de la géométrie concernée.
      Ainsi, en géométrie euclidienne on utilise évidemment longueurs et angles, en
      géométrie affine, la notion d’aire et en géométrie projective, le birapport.
      Voir par exemple [DPR], [Perrin1,2,3] pour des exemples d’utilisation
      des angles et des aires (Thalès, médianes, Ménélaus, etc.).
    • e) Invariants, relations et théorèmes
      Les invariants ont un autre aspect. On peut les interpréter comme des
      polynômes en les coordonnées des points (c’est facile dans le cas du
      produit scalaire, par exemple) et l’on montre que les théorèmes d’une
      géométrie donnée apparaissent comme des relations algébriques entre
      ces invariants. On renvoie à [Cergy], à l’annexe de [Kahane] ou à
      [Perrin1] ou [Perrin 4] et surtout [Perrin5] quand il aura vu le jour,
      pour des explications plus complètes sur cette situation. C’est la
      réalisation d’un vieux rêve que formulait déjà Leibniz :

      Je croys qu’il nous faut encor une autre analyse proprement
      géométrique linéaire, qui exprime directement la situation comme
      l’algèbre exprime la grandeur. ... Les calculs y sont de véritables
      représentations de la figure et donnent directement les constructions.

      Cette constatation que nombre de propriétés géométriques se réduisent à quelques
      relations algébriques simples fait dire à N. Bourbaki (dans ses éléments d’histoire des
      mathématiques) que la géométrie élémentaire est morte : Mais la situation devient
      bien plus nette avec les progrès de la théorie des invariants qui parvient enfin à
      formuler des méthodes générales permettant en principe d’écrire tous les covariants
      algébriques et toutes leurs « syzygies » de façon purement automatique ; victoire qui,
      du même coup, marque la mort, comme champ de recherches, de la théorie classique
      des invariants elle-même et de la géométrie « élémentaire », qui en est devenue
      pratiquement un simple dictionnaire. Sans doute, rien ne permet de prévoir a priori,
      parmi l’infinité de théorèmes que l’on peut ainsi dérouler à volonté, quels seront ceux
      dont l’énoncé, dans un langage géométrique approprié, aura une simplicité et une
      élégance comparables aux résultats classiques, et il reste là un domaine restreint où
      continuent à s’exercer avec bonheur de nombreux amateurs (géométrie du triangle, du
      tétraèdre, des courbes et surfaces algébriques de bas degré, etc.). Mais pour le
      mathématicien professionnel, la mine est tarie…

      Cette citation m’a toujours interpellé. D’abord, parce que j’ai toujours
      été gêné, comme mathématicien professionnel, par le mépris qu’on y
      sent poindre pour les géomètres amateurs. Ensuite, parce que la
      signification n’en est pas totalement transparente. J’écris actuellement
      un livre, voir [Perrin5], dont l’un des objectifs est de montrer concrètement ce qu’elle signifie, au moins, dans le cas des géométries
      affine et projective et comment tel ou tel (beau) théorème correspond
      à telle ou telle (belle) formule.

II. La réforme des maths modernes et l’enseignement de la géométrie

    • a) L’état des lieux avant 1960
      Un autre point important qui transparaît quand on étudie le programme d’Erlangen est
      l’existence de géométries « riches ». Mathématiquement, elles correspondent au cas
      où le groupe de transformations étudié a plusieurs apparences, ce qui se produit
      lorsque plusieurs groupes sont isomorphes de manière exceptionnelle. Ce phénomène
      ne se produit qu’en petite dimension. C’est le cas, par exemple, de la géométrie de
      l’inversion dont le groupe est à la fois celui des homographies de la droite projective
      complexe, mais aussi le groupe de Lorentz, voir [Cergy] ou l’annexe de [Kahane].
      D’autres exemples concernent les coniques et les quadriques. Le fait d’avoir deux
      versions différentes du groupe donne naissance à des invariants différents et à une
      profusion de théorèmes. Autrefois, ces géométries riches étaient enseignées, en taupe,
      voire en terminale pour ce qui concerne l’inversion, voir les livres de Deltheil et Caire
      [DC1,2]. En particulier le théorème de Feuerbach (qui est un résultat déjà assez
      complexe) est présent dans le livre de terminale [DC1] (et il était encore enseigné en
      1963 dans un petit lycée de province comme je peux l’attester). Notons, pour la petite
      histoire, cette phrase de Deltheil et Caire dans leur livre de terminale :
      «  D’autre part, l’ensemble des théories relatives aux transformations nous a paru
      devoir être complété par une note contenant un aperçu sommaire des premiers
      éléments de la géométrie projective ; nous avons ainsi tenté de remédier à une lacune
      que nous ne sommes pas les seuls à regretter dans les programmes officiels. »

      On voit que certaines réactions par rapport aux programmes ne sont pas nouvelles et
      on pourrait reprendre cette phrase en 1998 (en variant le contenu et/ou le niveau).
    • b) La réforme et la disparition des théories riches
      La réforme dite des maths modernes intervient à la fin des années 1960. Elle est
      précédée d’un large débat dans le milieu, dont l’un des textes les plus représentatifs
      me semble être la préface du livre de Dieudonné : Algèbre linéaire et géométrie
      élémentaire
      [ALGE]. Ce texte, qui est un petit chef d’œuvre polémique, prend
      clairement parti pour un nettoyage de la géométrie. Je cite une phrase assez
      caractéristique :
      « car on chercherait en vain à qui d’autre qu’à des mathématiciens spécialisés sont
      destinées de jolies babioles (c’est moi qui souligne) telles que le cercle des neuf
      points ou le théorème de Dandelin ».

      En réalité, contrairement peut-être aux intentions de ses promoteurs, la réforme n’a
      pas eu seulement pour conséquence un changement de point de vue, disons, pour
      simplifier, le passage de l’approche Euclide-Hilbert à celle de l’algèbre linéaire, elle
      s’est accompagnée aussi d’un appauvrissement considérable, ne laissant subsister que
      les deux géométries les plus pauvres (affine et euclidienne). Effectivement, si on compare le contenu de [DC1,2] et celui des livres modernes on est frappé par le fait
      que la géométrie est réduite à la portion congrue. En particulier, les trois géométries
      riches qui faisaient partie de l’enseignement de terminale ou de taupe ont
      complètement disparu en tant que telles. De plus, la géométrie euclidienne elle-même
      a été très appauvrie en perdant dans la bataille les résultats et les outils qui
      provenaient de ces géométries plus complexes (par exemple l’inversion ou la division
      harmonique).
    • c) Le cas Dieudonné
      Il est un peu paradoxal car Dieudonné est sans doute le mathématicien au monde qui,
      en 1960, connaît le mieux les isomorphismes exceptionnels entre les groupes
      classiques (voir [D] et d’autres articles). Pourtant, comme on l’a vu, il jette sans
      regret les « babioles » et avec elles tout ce que la géométrie élémentaire contenait d’un
      peu complexe pour ne garder que les espaces affines et euclidiens. Je ne peux pas
      croire qu’il n’ait pas perçu le risque que comportait ce choix (mais on ne peut
      malheureusement plus lui poser la question). Je suppose qu’il a considéré qu’il fallait
      faire la part du feu et que pour promouvoir l’analyse et l’algèbre linéaire il convenait
      de sacrifier quelques branches qu’il considérait comme mortes (il est sans doute
      l’inspirateur du texte de Bourbaki cité plus haut), même si certaines portaient encore
      de beaux fruits.

III. Et maintenant ?

Si aujourd’hui on est revenu sur tout ou presque de la réforme des maths modernes,
et notamment sur l’introduction de l’algèbre linéaire qui était l’un des objectifs
majeurs des auteurs de la réforme, la géométrie, elle, n’est que très partiellement
revenue. La conséquence du grand nettoyage des années 1970 est donc, à mon avis,
une perte considérable de complexité de notre enseignement de la géométrie, perte que
je considère comme qualitativement essentielle. On fait souvent à notre enseignement
de l’analyse au lycée la critique d’être très stéréotypé et de ne pas laisser d’initiative
aux élèves, mais je crains bien que l’enseignement actuel de la géométrie ne souffre
du même défaut.

    • a) Mathématique et didactique
      Il est patent que l’échec de la réforme des maths modernes est pour beaucoup dans le
      développement de la didactique en France. En effet, l’absence d’une véritable réflexion
      didactique au moment de l’élaboration de cette réforme a conduit à des erreurs
      grossières. Par exemple, la proposition de Dieudonné d’introduire l’algèbre linéaire au
      lycée en dimension inférieure ou égale à 3 semble aujourd’hui devoir être rejetée pour
      des raisons didactiques essentielles, comme le montrent les travaux d’Aline Robert et
      Jean-Luc Dorier.
      Il semble que tout le monde n’est pas convaincu de cela en 2009,
      notamment à l’inspection générale.
    • b) Programmes et réflexion mathématique
      La morale que je retiens, pour ma part, de la réflexion menée ci-dessus sur les
      géométries riches, c’est la nécessité d’une réflexion mathématique et épistémologique
      profonde avant toute réforme un peu ambitieuse des programmes, et ce,
      indépendamment d’une réflexion didactique et peut-être en préalable à celle-ci.
      L’objectif de cette étude mathématique devrait être, entre autres, de bien cerner
      l’importance et la consistance des notions en jeu (celles que l’on souhaite introduire
      ou au contraire celles que l’on veut supprimer), ainsi que leurs liens avec les autres
      domaines des mathématiques et leurs relations avec les autres disciplines. Pour
      expliquer pourquoi je souhaite que cette réflexion soit menée avant l’étude didactique,
      j’évoquerai un exemple, caricatural certes, mais instructif. Souvenons nous des
      trésors d’imagination déployés par un certain nombre de personnes au début des
      années 1970 pour faire comprendre aux élèves de sixième ou cinquième les nombres
      relatifs comme des couples d’entiers avec une relation d’équivalence (par des jeux, des
      situations diverses, bref une ingéniérie didactique très élaborée). Je rappelle aux
      plus jeunes que la construction de \(\mathbb{Z}\) par les couples était présente dans
      les programmes de collège de l’époque !
      Je pense, pour ma part, que ces efforts
      étaient inutiles, voire nocifs, puisque cette description ne présente aucun intérêt
      mathématique (un relatif, contrairement à un rationnel, n’est pas de manière naturelle
      un couple, c’est un naturel plus un signe).
      Je considère que le rapport de la commission Kahane a joué, pour
      l’essentiel, le rôle requis ci-dessus, au moins pour la géométrie, et je
      ne peux que conseiller une nouvelle fois au lecteur d’aller le lire ou le
      relire .

    • c) Un bilan de la réforme côté géométrie
      Pour en revenir au bilan de l’époque « maths modernes » concernant la géométrie,
      force est de constater, avec le recul, qu’il est terriblement négatif.
      Il y a d’abord l’appauvrissement des contenus provoqué par la disparition des
      géométries riches évoquées ci-dessus. Je n’y reviens pas.
      Il y a ensuite le contresens monumental de l’abandon des cas d’égalité des triangles
      qui présentaient pourtant, par rapport à l’état actuel, deux gros avantages :
    • 1) Sur le plan mathématique, ils donnaient un critère commode permettant
      d’affirmer l’existence d’une transformation échangeant deux figures sans être
      obligé, comme c’est le cas actuellement, d’exhiber celle-ci. Comme diraient
      Pierre Dac et Francis Blanche : il peut le faire. Si on pense la géométrie en
      termes d’invariants, il est clair que les cas d’égalité constituent un outil
      mathématique essentiel.
    • 2) Sur le plan de la cohérence de l’enseignement, les cas d’égalité fournissaient
      un fondement de la géométrie (je n’ose pas dire un système d’axiomes),
      imparfait certes, mais sur lequel les autres résultats reposaient à peu près
      solidement. En tous cas, de ce point de vue, la situation était finalement plus
      claire que celle qui prévaut actuellement.
      Sans doute fallait-il repenser ces cas d’égalité en termes de transformations, mais je
      persiste à penser que leur élimination était une erreur.
      Avec l’utilisation des invariants, c’est le point qui me semble le plus
      important. Il s’agit bien entendu de l’introduction des cas d’isométrie
      au collège, pas en seconde où ils viennent comme un cheveu sur la
      soupe. Je prêche dans le désert sur ce point depuis dix ans, voir [DPR],
      [Perrin2,3,4].

      On ne peut comprendre les bévues des promoteurs de la réforme (qui n’étaient pourtant
      pas tous des partisans aveugles du modernisme pour le modernisme) si l’on oublie
      l’impérieuse raison qui les motivait et qui, mathématiquement, semblait solide :
      introduire le plus tôt possible l’algèbre linéaire dans l’enseignement, au motif qu’elle
      est un cadre de pensée essentiel des mathématiques. L’expérience a malheureusement
      montré que les choses, de ce point de vue, n’étaient pas si simples. C’est la revanche
      du fait didactique sur les mathématiques.
    • d) Que faire ?
      Même si on partage l’analyse développée ci-dessus sur l’état actuel de la géométrie,
      il n’est pas clair de dire ce qu’il faut faire pour améliorer les choses. Bien entendu, il
      est exclu de revenir à l’état ancien (ne serait-ce que parce que les enseignants ne
      voudraient ni ne pourraient le faire).
      Il me semble cependant qu’il est essentiel, en ces temps où les mathématiques et leur
      enseignement sont contestés, de réfléchir à l’enseignement de la géométrie au collège
      et au lycée, la première question à examiner étant : « un tel enseignement de la
      géométrie est-il indispensable ? ». Posée ainsi, la question paraîtra sans doute
      provocatrice, mais il ne faut pas négliger toutefois le fait que la géométrie
      élémentaire, comme champ de recherche, a essentiellement disparu.
      Cette question est encore posée par certains en 2009 quand ils
      souhaitent remplacer les mathématiques de grand papa par d’autres plus
      « sexy ».

      Les arguments en faveur d’un enseignement de la géométrie doivent donc
      nécessairement être d’ordre pédagogique.
      À cet égard j’en retiens deux qui me semblent particulièrement forts et qui plaident
      pour le maintien de cet enseignement :
  • 1) la nécessité d’une vision, voire d’une pensée, géométrique est indispensable,
    en mathématiques et ailleurs,
  • 2) la géométrie est le lieu privilégié d’un apprentissage conjoint de l’invention
    et de la rigueur.
    Les arguments que je donnais en 1999 me semblent toujours valables.
    Voir cependant [Kahane] pour une analyse beaucoup plus approfondie.
    J’ajoute ici quelques points qui me paraissent essentiels.
    Je pense que l’enseignement de la géométrie euclidienne, notamment au collège, est une nécessité pour tous les citoyens, à la fois parce que la
    géométrie est utile, voir [Kahane], mais aussi pour deux raisons
    essentielles : la vision géométrique (et donc l’importance de la notion
    de figure) et l’apprentissage du raisonnement. Sur ce dernier point, je
    ne partage pas l’analyse de J. Moisan quand il dit :
    Je crois qu’on peut donner une formation d’aussi bonne qualité tant en
    contenus qu’en compétences acquises en enseignant les mathématiques
    discrètes, les statistiques ou l’algorithmique qu’en enseignant la
    géométrie d’Euclide
     !
    S’agissant de l’apprentissage du raisonnement, je dirais plutôt, comme
    Alain Connes :
    J’ai toujours pensé que l’on progressait davantage en séchant sur un
    problème de géométrie qu’en absorbant toujours plus de connaissances
    mal digérées.

    Cela étant, il me semble qu’on a trop mis l’accent, dans une période
    récente, sur la démonstration, plutôt que sur le raisonnement, en
    négligeant une phase de recherche « expérimentale » qui est une partie
    intégrante de l’activité mathématique, voir [Perrin6]. Je pense aussi
    que les outils dont disposent les collégiens pour faire de la géométrie
    ne sont pas toujours bien adaptés. Parmi les pistes proposées par l e
    rapport [Kahane] pour améliorer l’enseignement de la géométrie, je
    retiens en priorité un meilleur usage des invariants (notamment angle
    et aire) et la réintroduction des cas d’isométrie (voire de similitude) des
    triangles, dès le collège, voir [Perrin2]. À côté de ces propositions, qui
    constituent une sorte de retour à Euclide, j’en ajouterai trois autres qui
    prennent en compte l’évolution des mathématiques depuis les Grecs :

     Les nombres. C’est le talon d’Achille de la mathématique Grecque.
    L’absence d’une notion utilisable de nombres rationnels, voire réels, a
    bloqué les Grecs, les empêchant notamment de résoudre les problèmes
    classiques de construction à la règle et au compas (duplication du cube,
    trisection de l’angle, etc.). Heureusement, Stevin a inventé les
    décimaux, et nous disposons ainsi d’un outil que l’on peut enseigner
    dès le primaire, heureusement aussi, Descartes a inventé la géométrie
    analytique. Profitons-en.

     Les invariants orientés et vectoriels. Je pense aux vecteurs et aux
    angles orientés. Là encore il s’agit d’un progrès essentiel, notamment,
    dans le cas des vecteurs, par leur usage en physique. Dans le cas des
    angles, l’usage des angles orientés est essentiel pour définir les
    rotations. Toutefois, je suis partisan de ne pas les introduire trop tôt,
    et avec modération. Au collège et au début du lycée, les angles non
    orientés sont bien suffisants
     La notion de groupe. On a vu que c’est le fondement de la géométrie
    au sens de Klein et il est important de s’en approcher (pour ma part , je considère la notion de groupe comme plus essentielle encore que
    celle d’espace vectoriel). En revanche, il faut lui laisser le temps
    d’apparaître à son heure, sans doute à la toute fin du lycée.
    D’une manière générale, ce que l’échec de la réforme des mathématiques
    modernes nous a appris, et qu’il ne faut jamais oublier, c’est qu’il est
    des apprentissages dont on ne peut faire l’économie et celui de la
    géométrie, à coup sûr, en est un, et que ces apprentissages demandent
    du temps et des efforts. En cette période où l’on ne cesse de diminuer
    le temps passé à l’École, il n’est sans doute pas inutile de le rappeler.

Références

[ALGE] DIEUDONNÉ Jean, Algèbre linéaire et géométrie élémentaire, Hermann.

[Cergy] PERRIN Daniel, texte original de cette conférence, voir ma page web.

[DC1] DELTHEIL R. et CAIRE D., Géométrie, classe de mathématiques, Baillière,
1939.

[DC2] DELTHEIL R. et CAIRE D., Compléments de géométrie, Baillière, 1951.

[D] DIEUDONNÉ Jean, La géométrie des groupes classiques, Springer, 1954.

[DPR] DUPERRET Jean-Claude, PERRIN Daniel, RICHETON Jean-Pierre, Une
illustration du rapport sur la géométrie de la commission Kahane : analyse de quelques
exercices de géométrie, Bull. APMEP 435, 2001.

[Kahane] KAHANE Jean-Pierre (dirigé par), L’enseignement des sciences
mathématiques, Odile Jacob (2002).

[K] KLEIN Felix, Le programme d’Erlangen,

[Perrin1] PERRIN Daniel, Une illustration du rapport sur la géométrie de la
commission Kahane : l’exemple de la géométrie affine du collège, Bull. APMEP 431,
2000.

[Perrin2] PERRIN Daniel, Des outils pour la géométrie à l’âge du collège :
invariants, cas d’isométrie et de similitude, transformations. Repères IREM, 53,
p. 91-110, 2003.

[Perrin3] PERRIN Daniel, Mathématiques d’École, Cassini (2005).

[Perrin4] PERRIN Daniel, Géométrie : deux ou trois choses que je sais d’elle,
conférence à la Cité des Géométries de Maubeuge, mars 2008 (voir ma page web à la
rubrique conférences).

[Perrin5] PERRIN Daniel, Géométrie projective et applications aux géométries
euclidienne et non euclidiennes, en préparation.

[Perrin6] PERRIN Daniel, L’expérimentation en mathématique, Petit x, 73, p. 6-34
(2007)

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