Bulletin Vert n°502
janvier — février 2013

Théorème vivant

par Cédric Villani

Grasset , août 2012
282 p. en 15,5 × 22,5, prix : 19 €, ISBN : 978-2-246-79882-8

 

Depuis qu’il a reçu une médaille Fields au Congrès International des Mathématiciens de 2010, Cédric Villani s’est donné pour tâche, outre de poursuivre ses travaux de recherche et de diriger l’Institut Henri Poincaré (IHP), de rencontrer les publics les plus variés : collégiens et lycéens, étudiants, artistes, industriels, patrons, parlementaires, révolutionnaires, énarques, président de la République, pour leur présenter en toute simplicité ce que sont le travail et la vie sociale et familiale d’un mathématicien, de quoi est fait son quotidien, comment se bâtit et s’écrit son œuvre.

Dans sa préface, il précise « Le récit suit la genèse d’une avancée mathématique, depuis le moment où l’on décide de se lancer dans l’aventure, jusqu’à celui où l’article annonçant le nouveau résultat — le nouveau théorème — est accepté pour publication dans une revue internationale. Entre ces deux instants, la quête des chercheurs, loin de suivre une trajectoire rectiligne, s’inscrit dans un long chemin tout en rebonds et en méandres, comme il arrive souvent dans la vie.

N’est-ce-pas à quelques mots près, ce que nous vivons et que nous cherchons à faire découvrir à nos élèves dans les étapes successives de la résolution d’un problème ouvert un peu coriace ?

Au début de l’ouvrage, la situation est la suivante : physiciens et mathématiciens, et en particulier l’auteur, ont étudié l’équation aux dérivées partielles écrite en 1870 par Ludwig Boltzman pour modéliser l’évolution d’un gaz raréfié fait de milliards de particules. Introduisant l’entropie, Boltzman a démontré qu’elle ne pouvait que croître avec le temps.

Cédric Villani connaît mieux que personne aujourd’hui le monde mathématique engendré par cette équation, carrefour de la physique statistique, de la mécanique des fluides, des probabilités, de la théorie de l’information.

Il a lui même, sept ans plus tôt, initié à cet univers mystérieux Clément Mouhot devenu depuis un chercheur autonome, brillant et enthousiaste. Mais c’est une autre équation due au physicien russe Vlasov qui détermine les propriétés statistiques des plasmas pour lesquels l’entropie est constante. Lev Landau, prix Nobel 1962, en travaillant sur cette équation a énoncé un principe d’ « amortissement Landau » après un calcul mathématique complexe ; (en fait, il a utilisé un modèle simplifié linéarisé) et certains spécialistes de théorie mathématique des gaz pensent que cet amortissement est une chimère, sortie de l’imagination fertile des physiciens, sans espoir de formulation mathématique. Le probabiliste Mark Katz affirmait non sans humour il y a une soixantaine d’années : « dans un mémoire de physique, il y a deux équations exactes, la première et la dernière, le rôle du mathématicien, c’est de reconstituer tous les intermédiaires ».

Cédric Villani décide donc de s’attaquer au problème et il convainc rapidement Clément Mouhot de travailler avec lui .

Le livre raconte avec beaucoup de franchise et de spontanéité cette longue ascension à deux semée d’ embûches, de retours en arrière, de découragements : la difficulté ne consiste pas dans la démonstration des lemmes successifs, à la portée d’un étudiant de maîtrise, mais dans leur énoncé même : choix des paramètres, des normes, des majorations qui conduiront à un contrôle du comportement asymptotique quand le temps tend vers l’infini. Ces choix apparaissent soudain à la suite d’une rencontre ou d’une analogie mais conduisent parfois à une impasse comme dans une escalade.

L’ouvrage détaille cette histoire mouvementée sous forme d’une chronique de 45 chapitres précisément datés du 23 mars 2008 au 24 février 2011.

Chaque chapitre décrit le cadre et le lieu du jour : le bureau de l’ENS de Lyon, l’institut légendaire d’Oberwolfach dans la Forêt-Noire, un stage de musique pour les enfants dans les Hautes Alpes, la résidence étudiante internationale Shugaku à Kyoto, auto-stop à Lyon, le 25 décembre dans un village de la Drôme, six mois à l’Institute for Advanced Study (IAS) de Princeton, le séminaire de physique statistique de l’université Rutgers, le congrès International de Physique mathématique de Prague, une éprouvante tournée américaine, des exposés à l’université du Michigan à Ann Arbor, un colloque à Palm Beach, Saint-Rémy-lès-Chevreuse, le grand bureau de l’IHP, les obsèques de Paul Malliavin à Saint-Louis-en-l’Île, le congrès International des Mathématiciens à Hyderabad, chez Gabor à Budapest.

Tout au long du livre, sont croqués en quelques traits précis, mathématiciens et physiciens, soit du présent à l’occasion d’une fructueuse rencontre, soit du passé qui ont su les premiers poser des problèmes encore ouverts aujourd’hui : Robert Glassey et Eric Carlen, spécialistes américains de théorie des gaz ; Freddy Bouchet, mathématicien et physicien spécialiste des galaxies et de la mystérieuse faculté qu’ont les étoiles à s’organiser en configurations stables ; Étienne Ghys, qui a fait du laboratoire de maths de l’ENS Lyon l’un des meilleurs centres de géométrie du monde ; Isaac Newton et sa loi de gravitation universelle, mais aussi la surprenante efficacité de sa méthode de résolution approchée d’une équation ; Andreï Kolmogorov, fondateur de la théorie moderne des probabilités qui a élaboré avec Vladimir Arnold et Jürgen Moser la théorie K.A.M. et son application à la stabilité du système solaire ; Joseph Fourier et l’application de son analyse aux sons, aux images, aux marées, … ; Donald Knuth, inventeur en 1989 du logiciel TEX puis de ses versions successives indexées par les approximations décimales de \(\pi\) ; Faà di Bruno et sa formule donnant les dérivées successives d’une fonction composée ; les Bamberger, mécènes fondateurs en 1931 de l’IAS de Princeton qui accueille, sans obligations de cours, les meilleurs spécialistes en mathématiques et physique théorique (Einstein, Gödel, Weyl, Von Neumann, et actuellement Jean Bourgain, Enrico Bombieri, Freeman Dyson, Edward Witten, Vladimir Voevodsky et bien d’autres) ; Alexandre Grothendieck, légende vivante qui révolutionna la mathématique ; Kurt Gödel, le plus grand logicien de tous les temps ; John Nash, qui en dix années et trois théorèmes révolutionna l’analyse et la géométrie ; Michael Kiessling, un grand lutin aux yeux brillants ; l’équation d’Euler, la doyenne des équations aux dérivées partielles dont en 250 ans on n’a pas percé tous les mystères, et dont Vladimir Scheffer a montré l’existence de solutions paradoxales, travaux poursuivis et améliorés par Alexander Shnirelman, De Lellis et Székelyhidi ; Paul Cohen, l’un des esprits les plus créatifs du vingtième siècle ; Joël Lebowitz, le pape de la physique statistique ; Alice Chang, spécialiste de l’analyse géométrique ; Elliott Lieb pour qui rien ne vaut une bonne inégalité pour comprendre un problème ; Gösta Mittag-Leffler, qui crée en 1882 Acta mathematica et publie l’article que lui propose Henri Poincaré alors qu’il comporte une erreur ; celui-ci réussit à transformer son erreur en acte fondateur ; Carlo Cercignani qui a consacré sa vie à Boltzmann, à ses théories et à leurs applications ; Paul Malliavin inventeur du calcul qui porte son nom, personnage complexe et fascinant, à la fois conservateur et iconoclaste ; Gregori Perelman qui a démontré la grande conjecture de géométrisation de Thurston et la conjecture de Poincaré ; Michelle Schatzman, toujours prête à se lancer dans des défis pédagogiques insurmontables ; Gabor, l’inventeur du Gömbö, forme pleine et homogène qui n’a qu’un équilibre stable et un équilibre instable.

L’auteur consacre une dizaine de pages à la musique, compagne indispensable des moments de recherche solitaire : musique classique mais surtout chansons et poèmes contemporains répétés en boucle et écoutés sans fin.

Dans un souci de clarté, la typographie distingue les références historiques en italique et les courriers électroniques presque quotidiens échangés avec Clément Mouhot reproduits tels quels de sorte que la lecture des formules et des lettres non accentuées en est parfois désagréable. Par contre les pages de mathématiques en TEX sont limpides tant par leur forme que par le fond ; le lecteur non spécialiste se contentera de les admirer tandis que le mathématicien pourra les lire et les analyser ligne à ligne comme on remplit un sudoku.

Je regrette l’absence d’un index qui faciliterait la recherche d’un nom propre ou d’une institution.

L’auteur ne manque pas d’humour comme dans cette appréciation du RER B qui fera sourire les habitants de la banlieue sud :« Le RER B tombe en panne tous les jours ou presque… Il faut être juste, il a aussi des qualités : il veille à ce que ses usagers aient une activité physique régulière, en les faisant souvent changer de train en cours de route ; et il prend soin de leur agilité intellectuelle, en maintenant le suspense quant aux horaires et aux stations desservies" ; comme aussi dans cet anagramme plein de sel : Dans Malliavin, il y a Villani. Il n’hésite pas à rire de lui-même :à propos de la coquetterie de son élégante tenue centrée sur la Lavallière bleue, la chaîne de montre du gousset et l’araignée décorative faite sur mesure par un artisan lyonnais : «  il y a quelque semaines, sur le chemin d’Oberwolfach, les passants ouvraient des yeux ronds devant mon costume ; mais à Prague je pourrais presque passer pour un expert-comptable »

Nombreux sont les mathématiciens qui ont écrit une auto-biographie, mais la plupart à la fin de leur carrière. L’originalité de Cédric Villani est d’avoir minutieusement analysé sa vie de chercheur en pleine maturité ; le titre choisi d’une étonnante concision face au foisonnement de l’ouvrage est particulièrement heureux.

Félicitons Cédric Villani et Clément Mouhot d’avoir achevé l’objectif qu’ils s’étaient fixés en moins de deux ans et souhaitons à ce livre de nombreux lecteurs émerveillés de partager pendant quelques heures la vie d’un mathématicien passionné.

 

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