Bulletin Vert n°485
novembre — décembre 2011

Un nouvel outil pédagogique : l’axiomatique

En 1950, le manuel intitulé Géométrie plane, classe de seconde C et moderne [1] de la collection Cagnac et Thiberge, présente une définition de la droite selon les termes suivants :

La droite est une ligne telle que par deux points, il n’en passe qu’une. On dit encore : deux points déterminent une droite. L’enfant a la notion de la ligne droite par l’observation d’un fil tendu, des bords d’une bonne règle [1]. […] En 1971, le manuel de la classe de quatrième de la collection dirigée par Michel Queysanne et André Revuz [2] présente une définition de la droite que l’on peut qualifier de radicalement différente :

Soit \(\Pi\) un ensemble dont les éléments sont appelés points et D un ensemble de parties de \(\Pi\). On dira que \(\Pi\) est un plan mathématique et que tout élément de D est une droite mathématique, quand les axiomes suivants, appelés axiomes d’incidence sont vérifiés.

  • i) D est non vide et toute droite \(\Delta\) de D est une partie propre [2] non vide de \(\Pi\)¸
  • ii) Toute paire de points distincts est incluse dans une droite et une seule.
  • iii) Pour toute droite \(\Delta\) et tout point A n’appartenant pas à \(\Delta\), il existe une droite unique contenant A et dont l’intersection avec \(\Delta\) est vide.

En l’espace d’une vingtaine d’années, la définition de la droite est passée d’une définition basée sur une intuition physique à une définition axiomatique aux accents fortement théoriques. De plus, la première définition est donnée au niveau de la classe de seconde alors que la définition axiomatique est présentée en classe de quatrième.

Cette modification, tant du point de vue mathématique que pédagogique, est fulgurante au regard de l’évolution des contenus mathématiques enseignés depuis le début du XXe siècle. Alors que les programmes de 1902, 1925 ou 1946 n’ont guère évolué dans les concepts proposés, comment cette évolution a pu être possible et dans quelles conditions s’est-elle effectuée ? La lecture des Bulletins de l’A.P.M.E.P. permettent de proposer quelques éléments de réponses.

La question des objets mathématiques initiaux, vrais par évidence ou vrais par construction, prend une place importante dans la réflexion de l’association après la Seconde guerre mondiale. En 1946 Maurice Weber [3], devenu professeur honoraire, pose la question de la pertinence des axiomes et postulats dans les cours de l’enseignement secondaire [3, BV 112, p. 48]

Je trouve dans plusieurs ouvrages de Géométrie pour l’Enseignement Secondaire des considérations relatives aux axiomes et aux postulats, qui me paraissent tout à fait surprenantes. On prétend y distinguer ainsi les axiomes des postulats : les axiomes seraient des vérités « évidentes par elles-mêmes( [4]) », ou « dont l’évidence est manifeste ». Quant aux postulats, ce sont des vérités « que l’on admet sans démonstration ».

Pour Maurice Weber, les auteurs des manuels qui préconisent une approche davantage axiomatique, refusent la physique et le mouvement qu’elle impose en géométrie. L’initiation aux premiers éléments de géométrie, dont la droite, ne peut donc se faire que par une intuition basée sur l’observation physique. On peut dire que Maurice Weber représente la conception classique de l’association d’avant guerre. En effet, en 1954, il n’accepte toujours pas l’introduction de l’axiomatique que les plans d’études commencent à introduire, et qu’il accuse de remplacer, par des postulats, les faits les plus élémentaires [4, BV165, p. 28]. Il est rejoint par Maurice Fréchet, lui aussi figure d’avant guerre, qui soulève «  les risques et les dangers auxquels le recours à cette méthode expose dans l’enseignement élémentaire » [5, BV 167, p. 81]. Le changement se réalise par de nouvelles voix qui interviennent au sein de l’association. En 1949, Georges Thovert, professeur agrégé au lycée Ampère de Lyon, défend exactement la position contraire à celle de Maurice Weber. L’axiomatique est présentée comme un outil pédagogique [6, BV 128, p. 112] qui peut s’adapter parfaitement à l’initiation en géométrie. Les voix de mathématiciens éminents, telles que celle de Laurent Schwartz [5], présentent les bienfaits de l’axiomatique dans l’enseignement, en la mettant en perspective de la recherche en mathématiques contemporaines. Il réaffirme [6] cette position quelques années après, et justifie le changement d’état d’esprit qui doit pour lui, s’opérer jusque dans l’enseignement secondaire :

Il est pourtant évident que si l’on définit la droite comme une ligne dont un fil tendu donne une bonne image, […] on ne peut pas espérer raisonnablement démontrer une propriété quelconque de cette droite. […] Ce point de vue du physicien est aujourd’hui complètement abandonné.

À la fin des années 1950, l’association met en place une commission intitulée Commission Axiomatique et Redécouverte, qui préconise la méthode axiomatique dans les programmes et incite à son introduction dès les classes d’initiation. La première réforme importante depuis la Seconde guerre mondiale intervient dans les nouveaux programmes de 1957-1962, au moment où l’effectif scolarisé progresse de manière significative en raison de l’arrivée massive en classe de sixième des enfants nés du baby boom. Le débat sur l’axiomatique, qui soulève la question de l’introduction des mathématiques dès le plus jeune âge, prend forme dans certains contenus de manuels scolaires écrits pour les nouveaux programmes.

L’engouement pour l’axiomatique et ses vertus pédagogiques, dégagé par les travaux de la commission Axiomatique et Redécouverte, devient plus important au sein de l’A.P.M.E.P. et surtout de ses dirigeants.

André Revuz, qui devient président de l’APMEP en 1962, en est un fervent défenseur. Membre de la Commission Lichnerowicz créée en 1967 pour établir une refonte des programmes de l’enseignement secondaire, il est l’un des rédacteurs des programmes qui émanent de la Commission ministérielle en 1969 pour la classe de sixième, 1970 pour celle de cinquième et 1971 en quatrième.

La très mauvaise réception de ce dernier par les professeurs de mathématiques, mais également par l’ensemble de la communauté scientifique, met en lumière les excès des intentions axiomatiques de la fin des années 1960. Pourtant, le manuel de quatrième ne reprend pas à son compte la définition de la droite affine [7] proposée dans le programme et qui devient l’exemple emblématique de ce qui est rejeté. La démarche des auteurs de la collection Queysanne-Revuz n’oppose pas l’aspect physique de la droite qui peut se constater expérimentalement à son modèle théorique, la « droite idéale ». C’est pour cette raison principalement que la définition du manuel garde une démarche qui ne rompt pas avec une certaine expérimentation qu’il revendique :

Nous essayerons bien entendu chaque fois de justifier l’introduction de ces nouveaux axiomes par une expérimentation qui permettra d’en trouver la forme physique sur la représentation physique de notre géométrie.

En moins d’une vingtaine d’année, l’axiomatique s’est imposée comme un véritable outil pédagogique grâce notamment à ce que Gustave Choquet, mais également André Revuz, appellent « l’économie de pensée » qu’elle permet aux élèves dans l’acquisition des modèles mathématiques. Cette transformation des mathématiques enseignées dans le secondaire n’a pas donné les résultats escomptés puisque les nouveaux programmes du début des années 1970 se soldent par un échec.

Toutefois, elle a permis une réflexion interne à la profession sur la nature des mathématiques à enseigner et les méthodes pour y parvenir.

 

Bibliographie

  • [1] DOLLON J., GILET E., Géométrie plane, classe de seconde C et moderne, cours complet de mathématiques, G. Cagnac, L. Thiberge
    Masson et Cie Éditeur, Paris, 1950.
  • [2] BIANCAMARIA Paul, DEHAME Edmond, KERAMBI Georges, Mathématiques, classe de quatrième
    nouvelle collection dirigée par REVUZ André, QUEYSANNE Michel
    Fernand Nathan Éditeur, Paris, 1971.
  • [3] Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement secondaire public, n° 112
    Imprimerie Henriot, Guyot et Cie., Paris, mars 1946.
  • [4] Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n° 165
    Imprimerie Coueslant, Cahors, décembre 1954.
  • [5] Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n° 167
    Imprimerie Coueslant, Cahors, janvier-mars 1955.
  • [6] Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n° 128
    Imprimerie A. Coueslant, Cahors, mars 1949.
  • [7] LEGENDRE Adrien Marie, Éléments de géométrie
    Firmin Didot Imprimeur, Paris, 1817.
    <\math>
     

Notes

[1Cette phrase est écrite en explication de la définition.

[2Une partie propre d’un ensemble est une partie distincte de l’ensemble.

[3Maurice Weber est un adhérent de l’association qui reste en quelque sorte dans une opposition permanente aux idées de l’A.P.M.E.P. (voir Barbazo Éric, Bulletin de l’APMEP. no 472, p. 643-647. L’APMEP et l’égalité scientifique dans les programmes de 1925).

[4Maurice Weber ne peut pourtant ignorer la notion d’axiomes présentée par Legendre qui les définit en 1817 dans son explication des termes et des signes : « axiome est une proposition évidente par elle même » [7], explication avancée depuis le XVIe siècle au moins. Mais Legendre, justement, est un des premiers à ne plus parler de postulats, sans doute parce qu’il donne une démonstration du seul postulat vraiment problématique, le postulat d’Euclide (1817 correspond déjà à la onzième édition, les démonstrations du postulat d’Euclide variant d’ailleurs selon les éditions)

[5Laurent Schwartz fait, sur ce thème, une conférence pour la Régionale de Nancy en 1950

[6Article publié dans le n° 107 (mai 1957) de l’École du Grand Paris, organe du Syndicat de l’Enseignement de la Région Parisienne et reproduit dans le Bulletin n° 185 de juin

[7On appelle droite un ensemble D d’éléments dits points, muni d’une bijection g de D sur R et de toutes celles qui s’en déduisent de la manière suivante : a étant un nombre réel arbitraire, on a : soit f (M) = g(M) + a soit f (M) = −g(M) + a. La famille des bijections s’appelle une structure euclidienne.

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