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Editorial du Bulletin 520 Numérique-Informatique : Attention, passions !
Du côté du collège, la prochaine rentrée des classes sera marquée par de
nombreux changements. L’un des plus importants en mathématiques est sans doute
l’arrivée de l’algorithmique dès la classe de cinquième. Plus que tout autre, il
implique des modifications de programmes en aval. Personne ne s’y trompe :
l’inspection générale, mais aussi de nombreux intervenants de la communauté
mathématique ont commencé à réfléchir aux transformations que devront subir les
contenus enseignés en classe de seconde, en attendant peut-être une réforme du lycée
de plus grande ampleur.
Évidemment l’APMEP prendra toute sa part dans cette réflexion et dès
septembre, une rencontre est prévue avec le président de la Société Informatique de
France. Au cœur de ces futures discussions, il y aura des questions d’importance
comme celle évidemment de la place de « l’enseignement du code » dans le système
scolaire ? Doit-il à partir d’un certain « niveau » s’autonomiser des mathématiques
et dès lors convient-il de créer une agrégation d’informatique, voire un CAPES… ?
Cela paraît évident et est déjà acté dans les classes préparatoires scientifiques, mais
la question va se poser rapidement pour le lycée et plus spécifiquement pour les
classes de Première et Terminale. Si l’algorithmique reste dans le giron des
mathématiques, l’évolution des contenus enseignés, que l’on peut imaginer
d’importance, ne nécessite-t-elle pas une évolution parallèle des compétences des
enseignants ? Le futur CAPES de maths ne répondra pas aux problèmes que
rencontreront les chefs d’établissements puisque quelle que soit la « teinte » du
recrutement, la seule chose qui apparaîtra en fin de compte, c’est « professeur(e)
certifié(e) de mathématiques ». Il est parfois dit que ce concours un peu « bâtard »
n’est qu’une étape vers un vrai CAPES bivalent math-informatique.
L’introduction de l’algorithmique au collège a reçu globalement un accueil
favorable, mais souvent pour des raisons assez éloignées les unes des autres.
L’informatique fait partie des savoirs et savoir-faire incontournables de notre société.
Elle a donc toute sa place dans ce que l’on doit apprendre aux futurs citoyens que
sont nos élèves. Mais le soutien à l’enseignement du code a souvent un aspect plus
politique, plus « idéologique » : il s’agit ni plus ni moins que de « résister » aux
manipulations de GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), ces
multinationales américaines qui visent au formatage de nos comportements et au
contrôle de nos vies. L’enjeu serait alors de donner à chacun les moyens de mieux
comprendre la façon dont ces manipulations s’opèrent. Pour le ministère, le choix de
l’algorithmique a été plus pragmatique : on a souvent l’impression que la confiance
« béate » de nos dirigeants dans la toute-puissance du numérique pour pallier l’échec
scolaire, a fait apparaitre assez naturellement l’enseignement du code comme une façon plus ludique que l’absconse géométrie de s’emparer du raisonnement. Le prof
de maths sans adhérer à ce credo ne contredira sans doute pas que l’algorithmique
s’inscrit bien comme un prolongement assez naturel de la démonstration.
Mais alors, il faut aller plus loin. Si l’informatique et sa forme mathématisée,
l’algorithmique, ont une telle importance, les contenus mathématiques enseignés
sont-ils en adéquation avec cette forme si particulière qu’est le code ? Ne faudrait-il
pas les modifier en partie pour faciliter l’apprentissage du code ? C’est une question
d’importance à laquelle il faudra répondre, sous peine de couper les mathématiques
enseignées de cette force vive qu’elles alimentent et qui sont alimentées par elle. La
simulation en probabilité est un bon exemple de cet échange fécond.
Dans ce cadre,
coder c’est être capable de reproduire des expériences inédites et d’obtenir des
résultats parfois peu intuitifs. Le remplacement d’une expérience concrète par un
programme par nature « abstrait » qui donne les mêmes résultats met ici bien en
évidence le cœur de l’activité probabiliste dont l’efficacité n’apparaît que dans le
processus d’abstraction.
Au niveau du secondaire et même des deux premières années du supérieur, il y a
assez peu de domaines où l’association entre algorithmique et contenus
mathématiques prend une telle dimension pédagogique. La théorie des nombres
pourrait sans doute en être un autre, mais elle a largement disparu des programmes.
D’une façon générale, l’utilisation de l’ordinateur ou des calculatrices en classe est
le plus souvent basée sur des boîtes noires permettant de mettre en évidence certaines
propriétés, fréquemment d’invariance, comme dans les logiciels de géométrie
dynamique. Nous ne sommes plus ici du côté purement informatique, mais nous
basculons sur le versant numérique.
C’est un lieu où les passions s’exacerbent. Le relatif consensus sur
l’apprentissage du code éclate. On a l’impression que plus que toute autre activité, le
numérique cristallise des oppositions politiques, idéologiques, philosophiques.
Chacun y va de son analyse dans une cacophonie de « spécialistes » de l’éducation,
de la sociologie, de la psychologie… De la position radicalement optimiste d’un
Michel Serres, ou même d’un Emmanuel Davidenkoff aux oppositions de principe
de nombre d’universitaires, souvent confidentielles, qui nous mettent en garde contre
les dérives possibles du numérique pédagogique, pointant bien souvent la mainmise
des grands acteurs industriels cités plus haut, il y a un panel de réactions diverses.
L’une parmi d’autres mérite notre attention : celle de Bruno Devauchelle. Elle permet
de penser un lien entre diverses interrogations. Je cite Bruno Devauchelle : « En
dissociant les deux pour l’analyse, le numérique et la pédagogie, on s’aperçoit que
toute tentative de réconciliation ne peut se faire au sein du cercle de l’institution,
mais bien dans l’éclatement de celle-ci. Le danger, ce serait que cet éclatement se
fasse en dehors de toute réflexion collective et surtout de toute prise de conscience
individuelle. L’éducation (et pas uniquement l’enseignement) est à interroger. Au
triangle “enseignant, élèves, savoir” encadré par l’institution pourrait de substituer le
triangle “jeune, adulte, information”, encadré par le marché (ou tout autre force de
domination sociale). »
De son côté, pour l’heure, l’institution a pris résolument l’engagement du
numérique : multiplication de classes tablettes, incitations fortes dans l’utilisation des
outils numériques, … L’APMEP ne peut que s’en réjouir puisque c’est sans doute ce
qui a permis à notre association d’obtenir des décharges d’un tiers de temps de
service pour une année afin de permettre à six collègues de se consacrer au projet
Mathscope.
Il est important d’écouter les nombreux discours sur le numérique, même si on
peut reprocher à presque tous le manque d’un soubassement scientifique fort. Il y a
bien peu d’études disponibles sérieuses, et même l’enquête PISA sur numérique et
pédagogie présente de nombreux biais signalés d’ailleurs par ses auteurs. On a
souvent l’impression que chacun prend ce qui l’arrange. Mais l’opinion commune est
que le numérique transformera radicalement nos façons d’enseigner, que l’on
considère cela comme un bien ou comme un mal.
Une association de professeurs se
doit donc dans la mesure du possible d’anticiper ces changements.
La difficulté avec le numérique est que lui-même évolue constamment.
L’utilisation de logiciels bien identifiés disparaît dans le « cloud ». Les débats sur
logiciels libres et propriétaires vont sans doute perdre de leur vigueur. Doit-on
utiliser Excel, Open Office Calc ou le tableur de GeoGebra ? Dans bien peu de
temps, l’élève ne saura plus dans quel environnement il travaille, puisque ce à quoi
il aura accès, c’est un tableur embarqué dans une page Web, fonctionnant dans
n’importe quel navigateur et sur n’importe quel support (ordinateurs, tablettes,
téléphones portables). Le mouvement actuel est celui d’une « dématérialisation » des
logiciels eux-mêmes accompagnée d’une inévitable gratuité. Sur ce plan, Google et
Microsoft se livrent une guerre sans merci en donnant presque chaque semaine de
nouvelles solutions gratuites et multiplateformes, et en invitant les communautés
d’utilisateurs à participer directement à l’évolution des produits proposés. Ce
mouvement est sans retour et modifie en profondeur les utilisations du numériques
et les débats qui leur sont associés. Sans doute demain, comme dans le fameux jeu
« Pokemon go », la réalité virtuelle s’invitera-t-elle en classe ! D’autres problèmes
se poseront alors, comme ils se posent d’ailleurs dès maintenant à la société : que
devient le concept de propriété dans le cadre d’une bivalence réalité virtuelle – réalité
matérielle ? C’est un point sur lequel se penchent de nombreux avocats, non
seulement par le fait de l’existence d’une monnaie virtuelle (les fameux bitcoins),
mais aussi parce que demain pourrait apparaître à vos dépens une publicité sur votre
voiture visible uniquement à travers un smartphone par exemple.
Comme
l’ubérisation, tout cela pose de nombreuses questions à la société et à l’école,
questions à dépassionner pour ne pas les occulter.