LA NOTION D’INFINI. L’INFINI MATHÉMATIQUE ENTRE MYSTÈRE ET RAISON. Intuitions, paradoxes, rigueur
par Thérèse GILBERT et Nicolas ROUCHE.
Éd. Ellipses.
348 pages en 16,5 $\times$ 24. Très bonne présentation, dessins très clairs. Index d’environ 120 entrées. Abondante bibliographie.
ISBN : 2-7298-0617-2.
• « On rencontre […] souvent l’infini dans les mathématiques élémentaires, et de manière quasi-permanente lorsqu’on aborde l’analyse.
Or l’univers mental que l’on se construit au cours de mathématiques est un composé, variable d’un esprit à l’autre, de sens commun et de mathématiques plus ou moins établies. Dans cet univers, l’infini pose ques- tion, ou plutôt les infinis posent des questions, variables selon les contextes ». Dans la foulée, dans l’Avant-Propos, les auteurs énumèrent les questions fondamentales concernant la réalité de l’infini, les limites de suites, les parallèles, les droites et les points, les décimaux illimités, …, la récurrence et l’induction. Puis ils évoquent les types de réponses : par intuitions, émergences d’îlots de rationalité, chemins vers la rigueur, …
• SIX CHAPITRES, émaillés de 16 jolis
exercices corrigés en fin de livre de façon
détaillée et de longueur très variable :
1. Le fini témoigne de l’infini (68 pages).
2. L’infini est-il dans la réalité ? (28 pages).
3. L’infini est en vue (perspective et … points
à l’infini (78 pages).
4. Faire la droite avec des points (46 pages).
5. Les réels : mesures, écritures ou objets de
calcul ? (56 pages).
6. L’infini accepté (46 pages).
• TOUT AU LONG, LA MÉTHODE DES
AUTEURS EST TRÈS CLAIRE : Des situations bien choisies font émerger des problèmes d’infini. Des questions se posent, des
ouvertures pratiquées. Un débat s’instaure
qui, parfois, semble faire avancer de pertinentes réponses, pour, ensuite, d’autres problèmes aidant, les remettre en question… Les
auteurs ne nous laissent nous complaire en
rien (sinon dans l’admiration de leur méthode, de leurs études et de leur capacité à nous
y associer) … jusqu’au « terme d’un travail »
qui en arrive « à donner un statut mathématique à l’infini actuel, ou plutôt aux infinis
actuels, car la formulation varie d’une situation à l’autre ». Et nous voilà ainsi pourvus
« de façons de parler de l’infini … en mathématiques ».
Car nous sommes dans le domaine des
mathématiques, nous faisons des mathématiques, même si les auteurs ne refusent pas
quelques (courtes) échappées historiques,
philosophiques ou métaphysiques, par
exemple, à propos du paradoxe de Zénon, ou
avec Aristote, Pascal, …
• La plupart des situations-problèmes de
départ sont classiques. On les redécouvre
ici avec des regards neufs, aiguisés par des
difficultés, jusqu’alors peut-être insoupçonnées, soulevées par les concepts d’infini…
J’en ai relevé environ 17 allant du « Tapis de
Sierpinski », d’« Achille et la tortue », de « la
lampe de Thomson », … aux « hôtels de
Hilbert et de Vilenkin »…
Les auteurs y jouent d’abord volontiers les
candides : ainsi, à propos de la mouche qui,
à 100 km/h, vole d’un train à un autre, alors
qu’ils vont se croiser dans une heure, calculent-ils, en premier lieu, les trajets successifs
accomplis par la mouche… Des interrogations surgissent quant à leur somme, au
terme général, … à la limite, … « Une
somme infinie » qui a un « résultat fini » !
Viennent alors, en point d’orgue, le calcul
ultra-rapide bien connu !, … et une extension
du problème.
Parfois, nous sommes intéressés à des situations apparemment différentes pour découvrir qu’elles témoignent d’une même réalité quant aux problèmes d’infini. Ainsi en va-t-il, par exemple, des images avec deux miroirs parallèles, des rebonds d’une balle, des vitesses des pieds d’une échelle soulevée par une grue, des strates d’une tour – stable – aussi en surplomb qu’on le veut… De même dégagent-ils l’identité entre tel problème de probabilités, une écriture en base 4 et un pro- blème d’aire…
Pour aller vers plus de rigueur, Thérèse
Gilbert et Nicolas Rouche proposent souvent
d’analyser, quant aux interventions explicites ou sous-jacentes de l’infini, des « calculs douteux » : un bel appel à l’attention et
à la sagacité !
Ou encore, partant de calculs valides dans
certains domaines, ils nous font découvrir
leur dangerosité dès que, par exemple, pointent une associativité ou une commutativité
« à prendre avec des pincettes ». Ainsi, faute
de précautions, à propos de la série harmonique alternée $S =1-\frac{1}{2}+\frac{1}{3}-\frac{1}{4}$ ,peut-
on déboucher, d’une part, sur S = 0, et,
d’autre part, sur $S >\frac{1}{2}$ … L’erreur du S = 0
nous oblige alors à reprendre des calculs
antérieurs : « relisez le raisonnement de la
page … et récrivez-le plus rigoureusement »… C’est d’une très belle pédagogie, la
recherche de la rigueur n’intervenant que
quand on a décelé les pièges de son absence…
• Les problèmes de perspective, de droites et demi-droites, de la confrontation de ces concepts avec celui de point, tiennent (Chapitres 3 et 4) la place à laquelle on s’attendait … avec une sage conclusion : « Rien dans les axiomes du groupe d’appartenance […] ne nous oblige à voir la droite comme l’ensemble de ses points, rien, non plus, ne nous en empêche. Cette question ne relève pas de la géométrie. Néanmoins Hilbert a introduit son axiome d’intégrité pour que l’ensemble des points d’une droite puisse être mis en bijection avec l’ensemble des réels. De là à considérer la droite comme l’ensemble de ses points, il n’y a qu’un pas, du moins au niveau des intuitions ».
• Le chapitre sur les réels, au titre éloquent, mobilise Bolzano, Dedekind (avec ses « coupures »), Peano, Cantor, Dieudonné,
…, avec des objections multiples – qui nous
font vigoureusement réfléchir aux concepts
d’infini ! – pour aboutir à une approche pragmatique : « Puisqu’une définition des réels
doit servir à fonder l’analyse, puisqu’elle
doit être efficace dans des démonstrations
[…] », imposons les propriétés nécessaires
pour cela… Suit une étude très technique …
terminée par un tour d’horizon de diverses
constructions de « la structure $\mathbb R$ ».
Les déclencheurs de développements-inter-
rogations sont parfois fort simples. Ainsi,
avec 1,999… et 2. (Une anecdote des années
1970 qui légitimerait ces interrogations dans
ce cas :
– Le professeur : Dans $\mathbb R$ , il est impossible
d’intercaler un nombre entre 1,999… et 2.
Donc 1,999… = 2.
– Un élève : M’sieu. Alors 3 = 4 ?
– Le professeur : Plaît-il ?
– L’élève : Dans $\mathbb N$ , il est impossible d’intercaler un nombre entre 3 et 4. Donc 3 = 4.]
• Un excellent livre, quant aux infinis en mathématiques, qui est, simultanément, un beau livre de mathématiques et un superbe exemple de méthodes de questionnement et d’enseignement.
Un livre à posséder et à méditer…