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À propos du signe « = »
Roger Cuppens [1]
La lecture du mini-dossier sur l’égalité paru dans le Bulletin 468 me conduit à
quelques remarques qui, bien sûr, ne remettent pas en cause le travail remarquable
sur l’introduction du signe « = » à des jeunes élèves, mais me semblent utiles pour
l’extension de ce symbole à d’autres objets mathématiques que les entiers naturels,
pour comprendre son emploi en informatique et pour la formation des enseignants en
mathématiques.
1. Statut du signe « = »
On peut s’étonner du titre de ce paragraphe (et d’une telle prétention), mais j’ai
été tout autant étonné de lire sous la plume d’Henri Bareil la phrase suivante :
« À noter une difficulté de vocabulaire : pour d’aucuns, “ égalité vraie ” est une
tautologie, un pléonasme, tandis que pour d’autres, dont Claudie Missenard, une
égalité (alors phrase autour du signe =) peut être soit vraie, soit fausse. »
En effet, apparaissent dans l’enseignement des mathématiques des signes tels que
« + », « = », etc. et ceci dans des contextes à la fois très semblables et fort différents.
Par exemple, on définit l’addition de deux naturels, de deux fractions, de deux
vecteurs, etc. On définit l’égalité de deux nombres, de deux ensembles, etc.
Qu’ont
en commun toutes ces définitions ?
Il semble que tout le monde soit d’accord pour dire que le signe « + » représente
une addition et qu’une addition est une opération (et qu’il y a beaucoup d’autres
opérations). Mais on peut constater que l’on n’a pas résolu le problème avec ce (gros)
mot d’opération sauf si l’on ajoute qu’une opération (interne) sur un ensemble E est
une application de l’ensemble produit $E^{2}$ dans l’ensemble E lui-même. On est donc
capable de définir une opération et de donner le « statut » d’opération à l’addition.
Peut-on faire la même chose pour l’égalité [2] ? Pour ceci, il suffit d’introduire la
notion de relation (binaire) sur un ensemble : une relation binaire sur un ensemble E
est une application de l’ensemble produit $E^{2}$ dans un ensemble à deux éléments que
l’on appelle en général « V » (pour Vrai) et « F » (pour Faux) [3]. Dans ce cas, il est
naturel de dire que pour des éléments a et b d’un même ensemble E, « a = b » est
vrai ou faux et aussi de dire que les éléments a et b sont égaux (resp. différents) si et
seulement si « a = b » est vrai (resp. faux).
Dans la suite, je vais essayer de préciser dans quel cas deux objets d’un ensemble
E sont égaux.
2. Égalité des naturels
On peut étudier l’ensemble $\mathbb{N}$ des naturels de deux manières différentes :
a) intuitivement, ce qui se fait dans toutes les classes du primaire et du
secondaire ;
b) à partir d’une définition « à la Peano ».
Dans les deux cas, la notion de successeur est essentielle. Comme en
informatique, je noterai 1+(n) le successeur d’un entier n.
Dans l’ensemble $\mathbb{N}$, il est normal de dire que a et b sont égaux si et seulement si
a et b sont un même élément de $\mathbb{N}$.
Dans ce cas, on peut remarquer que la véracité de la relation
1+(0) = 1
est une évidence dans une définition intuitive de $\mathbb{N}$, alors qu’elle constitue une
définition du symbole « 1 » dans une introduction à la Peano.
Tout semble dit, mais ce serait oublier que 0, 1, 2, …, 123 569, … sont des
représentations conventionnelles de naturels, mais qu’il y en a d’autres possibles. Par
exemple, le nombre 4 s’écrit IIII dans une notation « bâton » ou IV en chiffres
romains [4]. A-t-on le droit d’écrire :
4 = IIII = IV
(
avec de nouvelles notations, mais Serge Petit nous l’interdit
formellement !). Va-t-on interdire à un scrutateur d’écrire :
comme résultat d’un dépouillement [5]. ?
Pour terminer ce paragraphe, j’ajouterai deux remarques :
1. Le système décimal n’est pas toujours le plus commode. Par exemple, lors de
la confection du Bulletin, je manipule souvent un grand nombre de fichiers de même
type qu’il est normal de numéroter : 1, 2, 3, …, 9. Mais si on appelle le suivant 10,
la machine qui ne connaît que l’ordre lexicographique ne le rangera pas après le 9,
mais entre le 1 et le 2. Comme dans l’ordre lexicographique les lettres viennent après
les chiffres, il suffit d’utiliser une lettre, par exemple X et de continuer avec X,
X1, …
2. Le fait qu’un nombre puisse avoir plusieurs représentations permet d’éviter le
recours trop tôt aux relations d’équivalence (et à leurs représentants) chères aux
tenants de mathématiques modernes. Par exemple, pour les nombres rationnels,
pourquoi ne pas dire que deux fractions $\frac {a} {b}$ et $\frac {c} {d}$représentent un même nombre (et
dans ce cas dire que $\frac {a} {b}$ = $\frac {c} {d}$ est vrai) si et seulement si a × d = b × c…
3. Égalité des expressions numériques
La définition précédente ne permet pas de déterminer si des relations comme
8 + 4 = 11 ou (2 × 5) + (3 × 3) = 8 + 11 sont vraies ou fausses [6].
Pour ceci, il faut introduire ce que les informaticiens appellent l’évaluation. Pour
définir la valeur d’une égalité a = b du type précédent, on attribue aux expressions a
et b des valeurs (numériques) v(a) et v(b) et on dit que a = b est vrai si et seulement
si v(a) = v(b) est vrai au sens du paragraphe précédent.
La valeur v(a) d’une expression numérique a sera définie en appliquant un certain
nombre de fois des règles du type :
si a est un nombre, alors v(a) = a,
si a est une expression, alors v((a)) = v(a),
si a et b sont des expressions, alors v(a + b) = v(a) + v(b),
etc.
Par exemple, on aura :
v((2 × 5) + (3 × 3)) = v((2 × 5)) + v((3 × 3))
= v(2 × 5) + v(3 × 3) = (v(2 × 5)) + (v(3 × 3))
= (v(2) × v(5)) + (v(3) × v(3)) = (2 × 5) + (3 × 3) = 10 + 9 = 19.
Remarque. Ceci peut s’étendre à d’autres expressions que les expressions
numériques. Par exemple, pour l’égalité
citée plus haut, on a
maintenant le choix entre :
dire que les expressions
et
ne relèvent pas du domaine étudié,
dire qu’elles ne sont pas égales car
et
sont différents,
dire que l’on prend comme valeur le nombre de symboles utilisés,
etc.
4. Introduction des variables
Ce qui précède peut très bien se faire sans introduire les notions de « vrai » et
« faux » en introduisant les deux symboles « = » et « $\neq$ » et en réservant l’écriture
a = b au seul cas où cette relation est vraie au sens précédent. Néanmoins, ceci
devient très difficile lorsqu’on introduit des « variables » dans les expressions
précédentes.
Par exemple, que signifie (et quelle valeur) ont des expressions telles que
$x^2 = x + 1$
ou
$x^3 = (x-1) (x^{2} + x + 1) + 1$ ?
Pour ce faire, on « affecte » aux variables une valeur numérique et on regarde si
l’égalité numérique est vraie ou fausse. On emploie souvent le terme équation pour
une telle situation, la phrase « résoudre (dans E) l’équation » signifiant « trouver
toutes les valeurs des variables (dans E) telles que l’égalité obtenue soit vraie ». Il
peut arriver que ceci ait lieu :
pour aucune valeur des variables (cas de $x^2 = x + 1$ dans $\mathbb{N}$),
pour une ou plusieurs valeurs des variables (par exemple, $x^{2} + x = 2$ est vraie
dans $\mathbb{N}$ seulement pour la valeur 1),
– pour une infinité de valeurs des variables dans E (cas de $y = x^{2} + 1$).
Un cas particulier de cette dernière situation est celui où l’égalité est vraie pour
toutes les valeurs des variables. Dans ce cas on parle d’identité et on peut remarquer
que à partir d’une identité, en affectant aux variables non seulement des nombres,
mais aussi des expressions (contenant éventuellement des variables), on obtient une
nouvelle identité.
5. Résolution des équations
On introduit la définition suivante : deux équations a = b et a’ = b’ sont
équivalentes si elles ont même ensemble de solutions.
On a alors les propriétés suivantes :
P1. Si a = a’ et b = b’ sont deux identités, alors les équations a = b et a’ = b’ sont
équivalentes.
P2. Si c = c’ est une identité, alors les équations a = b et a + c = b + c’ sont
équivalentes.
P3. Si c = c’ est une identité et si c ne s’annule pas, alors les équations a = b et
a × c = b × c’ sont équivalentes. En particulier si k est un nombre non nul, alors les
équations a = b et k × a = k × b sont équivalentes.
Par exemple, la résolution de Claudie Missenard
$2(x + 1)^{2} - (2x^{2} -1) =0$ (1)
$2x^{2} + 4x + 2 -2x^{2} + 1 = 0 $(2)
4x + 3 = 0 (3)
4x = −3 (4)
x = −3/4 (5)
est justifiée car P1 montre que les équations (1), (2) et (3) sont équivalentes, P2
montre que les équations (3) et (4) le sont et P3 donne l’équivalence de (4) et (5).
Remarques. 1. P2 permet de ramener l’étude des équations à celles de la forme
a = 0.
2. Les trois propriétés précédentes permettent de résoudre de nombreuses
équations, mais la règle P3 peut être insuffisante à cause de l’hypothèse de non
nullité de c. On la complétera donc par la propriété :
P4. L’ensemble des solutions de l’équation a × b = 0 est la réunion de l’ensemble
des solutions de a = 0 et de l’ensemble des solutions de b = 0.
6. Conclusion
On voit que les propositions de Claudie Missenard me semblent les bonnes car
elles permettent les développements ultérieurs. Mais des définitions précises sont
nécessaires dès que l’on veut « faire faire » des mathématiques à une machine (ou
simplement comprendre comment elle en fait).
Encore une fois, ayant fait toute ma carrière dans l’enseignement supérieur, je me
garderai bien de dire comment il faut apprendre la notion d’égalité ou la résolution
des équations à des élèves du primaire ou du secondaire, mais il me semble que ce
qui précède doit faire partie du bagage de leurs professeurs.