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Attention statistiques !
Étienne Gille [1]
Dans le « Rapport sur le développement humain » [2] par ailleurs très riche publié fin 2007 par les Nations Unies, beaucoup de commentateurs n’ont pris en considération que l’« indice de développement humain ». Selon ce rapport, en effet, cet indice aurait légèrement baissé depuis le rapport précédent datant de 2004. De ce fait, l’Afghanistan aurait perdu une place dans cet indice, passant de la 173e place sur 178 pays classés à la 174e [3]. Certains y voient « une claire image de régression sociale » [4]. Le but de cette note est d’essayer d’analyser, dans le cas afghan, la validité de cet indice et les conséquences qu’on peut en tirer [5].
Comme il est expliqué dans le rapport, l’indice est calculé à partir de trois autres : l’espérance de vie à la naissance, les taux d’inscription scolaire et d’alphabétisation et le produit intérieur brut. Les modalités de calcul sont intéressantes. Indiquons-les dans leurs grandes lignes :
Chacune des « dimensions » de l’indice est d’abord « normée », c’est-à-dire réduite à un nombre compris entre 0 et 1 de telle sorte que chacune revête la même importance dans le calcul. Pour ce faire, un intervalle de valeurs est déterminé pour chaque paramètre. L’espérance de vie à la naissance est réputée variant entre 25 et 85, le taux d’alphabétisation étant un pourcentage varie entre 0 et 100 de même que le taux d’inscription scolaire. Enfin le Produit intérieur brut par habitant (en dollars) est compris entre 100 et 40 000. La valeur que je qualifie de « normée » est alors le quotient entre d’une part la différence entre la valeur mesurée et la valeur minimum et d’autre part l’amplitude de l’intervalle. Ainsi dans le cas d’une espérance de vie mesurée à 44,5, la valeur retenue sera : 19,5/60, soit 0,325.
Une subtilité est cependant apportée en ce qui concerne le PIB. Celui-ci étant clairement de nature exponentielle, ce n’est pas la valeur du PIB qui est prise en compte, mais son logarithme.
Enfin, la composante « éducation » de l’indice est calculée en faisant la moyenne pondérée du taux d’inscription scolaire affecté du coefficient 1 et du taux d’alphabétisation affecté du coefficient 2.
Les données retenues pour établir l’indice de l’Afghanistan sont les suivantes :
Date du rapport | Année de référence | PIB par habitant relativement au pouvoir d’achat | Taux d’inscription en primaire, secondaire et université | Taux d’alphabétisation des adultes | Espérance de vie à la naissance | PIndice de développement humain |
2004 | 2002 | 683 | 45% | 28,7 | 44,5 | 0,346 |
2007 | 2005 | 964 | 59,3% | 23,5 | 43,1 | 0,345 [6] |
Les remarques à faire concernant ce tableau sont nombreuses.
1) Les dernières données sont relatives à 2005. En tirer des conséquences évoquant l’aggravation de la situation sécuritaire depuis 2006 est donc hors de propos.
2) Le mode de calcul de l’indice comporte une part d’arbitraire. Par exemple, le taux d’alphabétisation est pondéré du coefficient 2 et le taux d’inscription scolaire du coefficient 1. Pourquoi pas ? Mais le taux
d’alphabétisation d’une population ne peut évoluer que très lentement.
Dans le cas présent, le résultat spectaculaire obtenu dans le taux de
scolarisation n’est que faiblement pris en compte.
3) L’annexe 1 au rapport donne toute une série de raisons de prendre ces données avec prudence. Je cite : « Dans le cas de l’Afghanistan, chacun de ces indicateurs pose problème. Les difficultés proviennent notamment du fait que l’on manque de données sûres concernant la taille de la population et sa distribution en âge et en sexe. (…) Pour la population et sa distribution en âge et en sexe, nous avons utilisé les données du CSO [Central Statistical Office], mais pour l’espérance de vie, nous avons préféré les données de la division de la population de l’ONU ». Après avoir discuté les autres indices et noté les incertitudes qui les entourent (en particulier le fait que les estimations de la population afghane varient entre 23,598 millions en 2005 pour le CSO et 30,133 million dans les Penn World Tables (on admire la précision des données), l’annexe indique : « une estimation plus réaliste du PIB par habitant serait comprise entre 1000 et 1500 dollars » (on remarquera la marge d’incertitude).
4) Dans ces conditions, on ne sera pas étonné des bizarreries qui apparaissent à la lecture de notre tableau. Comme le remarque avec humour Gilles Pison, directeur de recherches à l’Institut national d’études démographiques, rédacteur en chef de Population et sociétés, que j’ai consulté, « il est mathématiquement inconcevable que le taux d’alphabétisme chez les adultes ait baissé de 28,7 à 23,5 % en trois ans. À moins d’imaginer une épidémie très meurtrière n’ayant frappé que les alphabètes !!! ».
5) De la même manière il n’est pas possible que l’espérance de vie ait baissé de 44,5 ans à 43,1 ans en trois ans de 2002 à 2005. D’autant que des progrès importants ont été faits, d’une part dans la couverture médicale du pays, d’autre part dans la lutte contre la tuberculose et la malaria. D’autres sources font état de la même chute comme l’indique le tableau suivant [7] :
|Année | Espérance de vie à la naissance|
|2003 |46,97 (estimation)|
|2004 |42,9 (id.)|
|2005 |42,9 (id.)|
|2006 |43,34 (id.)|
|2007 |43,77 (id.).|
Ce tableau a le mérite de faire apparaître clairement le moment et la brutalité de la chute de l’espérance de vie en Afghanistan. De 2003 à 2004, les Afghans auraient perdu 4 ans d’espérance de vie pour ensuite en récupérer un tiers d’année par an. Que s’est-il passé en 2003, sinon une reprise en main d’un système statistique laissé à l’abandon et une modification des bases de référence ?
Cette baisse se retrouve dans un tableau figurant dans une annexe du rapport que nous étudions :
Source | 2001 | 2002 | 2003 | 2004 | 2005 | 2006 |
WPP2004 | 45,9 | 46,0 | 46,2 | 46,5 | 46,8 | 47,2 |
WPP 2006 | 41,9 | 42,0 | 42,4 | 42,7 | 43,0 | 43,3 |
(WPP désigne le World Population Prospect).
On comprend mieux à le lire ce qui s’est passé. Les espérances de vie des différentes années ont été recopiées de tableaux publiés à différentes dates, avec des révisions entre elles. « Lorsqu’une source, quelle qu’elle soit (les Nations unies, la Banque mondiale, l’Institut national d’études démographiques) publie régulièrement des statistiques, les tableaux successifs ne constituent pas forcément une série chronologique et ne doivent pas être utilisés de cette manière. Des variations d’une année à l’autre peuvent refléter des révisions fondées sur des données ou des estimations nouvelles, plutôt que des changements réels de niveau » souligne G. Pison. Il faut savoir par ailleurs que les chiffres, surtout ceux les plus récents, « ne sont pas basés sur des données observées, mais sur des hypothèses. La progression entre 2001 et 2006, de 1,3 an ou 1,4 an, selon la version de 2004 ou de 2006 des statistiques de l’ONU [8], reflète plus l’idée que l’on se fait à la Division de la population des Nations unies à New York de l’évolution de l’espérance de vie en Afghanistan que l’évolution réelle. On ne connaît malheureusement pas grand chose de la réalité ! »
6) Il est donc clair que ce n’est pas la réalité qui s’est aggravée en Afghanistan concernant l’alphabétisme ou l’espérance de vie. Ce sont les indices qui ont été révisés.
7) Une dernière remarque s’impose : devant une telle incertitude des chiffres, il est inconvenant de publier un indice à trois chiffres. Dans le cas de l’Afghanistan, chacun des indices ayant servi à calculer l’indice de développement humain a une précision qui n’excède sans doute pas 20 %.
Il serait plus judicieux dans ces conditions d’écrire que l’indice des droits humains est compris entre 0,3 et 0,4. Mais alors les amateurs de classements en seraient pour leurs frais. Cependant, cela suffirait pour affirmer que l’Afghanistan fait partie de la catégorie des pays à faible développement humain, ou encore dans le groupe des 25 pays les moins développés selon ce critère.
Pour conclure, on mettra en opposition la qualité des remarques et des réserves contenues dans les annexes, et le caractère un peu péremptoire des affirmations contenues dans le texte principal selon lesquelles l’indice de développement humain a légèrement baissé et que à la fois l’espérance de vie et le taux d’alphabétisation des adultes ont chuté. Dans le cas présent, et tant que les données statistiques afghanes resteront précaires, il faut rester très prudent dans l’utilisation des indices notamment démographiques. Et très circonspect dans leur interprétation politique.
<redacteur|auteur=500>