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Comment un bateau sera-t-il capable de tenir la mer ?

Comment un bateau sera-t-il capable de tenir la mer ? [1]

Andreas Kindlimann [2]et Mireille Schumacher [3]

Leonhard Euler (1707 - 1783) fut sans doute l’un des fondateurs de l’architecture
navale moderne. Si les scientifiques Huygens et Pascal ont ouvert la voie dans la
redécouverte de l’ancien savoir-faire d’Archimède avec des méthodes nouvelles,
c’est pourtant à Euler que revient l’essentiel des fondements de l’hydrostatique et de
l’hydrodynamique.

La théorie de la construction et de la manœuvre des vaisseaux

De nos jours, il est possible de calculer exactement comment un bateau doit être
conçu pour tenir la mer. Au 17° siècle, les architectes utilisaient des tables contenant
les mesures qui avaient bien fonctionné dans le passé. On n’effectuait que peu de
calculs, et les navires n’étaient pratiquement pas construits sur la base de plans. Seuls
la longueur, la largeur, ainsi que d’éventuels chargements, étaient pris en compte
dans le cadre des contrats entre le client et le constructeur. On réalisait des modèles
réduits dont on conservait les proportions. Ces méthodes de travail traditionnelles,
ainsi que les constructions navales toujours hasardeuses, furent à l’origine de
nombreuses catastrophes.

L’un des naufrages les plus spectaculaires de cette époque fut celui du navire de
guerre suédois, le Vasa, construit par le roi Gustave II Adolphe de Suède, de la
dynastie des Vasa, entre 1626 et 1628. Le Vasa était un trois-mâts de 62 mètres de
long, 52 mètres de haut et 11,7 mètres de large. Il pesait 1200 tonnes et embarquait
64 canons. Le 10 août 1628, lorsque le navire quitta le port pour la première fois, il
chavira brusquement, se renversant sur le côté, et coula en l’espace de quelques
minutes. Ce naufrage donna lieu à un procès pour en éclaircir les causes. En réalité,
c’est une combinaison de différentes circonstances qui avait conduit au naufrage. Le
roi avait d’une part constamment modifié la taille du bateau durant sa construction,
si bien que les proportions étaient faussées. D’autre part, des canons supplémentaires
avaient été montés, de sorte que le centre de gravité du navire se déplaça beaucoup
plus haut que prévu. Si les théories d’Euler avaient pu être appliquées à cette époque,
cette catastrophe aurait pu être évitée.

Le renflouement du Vasa eut lieu en 1961, après 333 ans passés dans les eaux
glaciales de la Baltique. Il se trouve aujourd’hui dans le très beau Musée Vasa à
Stockholm.

C’est à Archimède (287-212 av. J.-C.) que l’on doit les fondements de
l’hydrostatique. Il est aussi à l’origine d’un critère de stabilité pour des formes très
simples. Mais ce savoir fut perdu au Moyen Âge pour plusieurs centaines d’années.
Euler fut l’un des premiers à utiliser les progrès récents des sciences physiques et
mathématiques pour étudier en détail le génie naval. Euler attacha toujours beaucoup
d’importance à développer des solutions aussi concrètes que possible aux problèmes
de la construction des bateaux. Mais il renonça à les accompagner d’exemples
d’utilisation, si bien que ses théories et ses méthodes ne furent pratiquement pas
appliquées de son temps. Deux raisons ultérieures peuvent être invoquées pour
expliquer leur manque de diffusion aux 18° et 19° siècles : en premier lieu, la plupart
des publications étaient rédigées en latin ; par ailleurs, jusqu’au développement de
l’informatique, il n’était guère envisageable de réaliser des calculs si astreignants.

La biographie d’Euler à la lumière de la construction navale.

C’est à l’époque de ses études à l’Université de Bâle, à l’âge de 15 ans, qu’Euler
entra en contact avec celui qui deviendra son maître. Jean Bernoulli, à la pointe de la
recherche dans le domaine de la construction navale, reconnut le talent d’Euler et le
soutint beaucoup. Il l’invita à des réunions privées le samedi, où l’on discutait de
littérature et de physique. C’est là qu’il fit la connaissance de son fils Daniel
Bernoulli, avec lequel il entretint une longue amitié.

Jean Bernoulli s’était déjà occupé auparavant de questions d’hydrodynamique, et il
avait fait de grands progrès dans le domaine. Mais les résultats s’accordaient mal
avec la réalité, car certaines bases, largement reconnues, étaient trop imprécises.
Euler se fixa pour but d’éliminer ces imprécisions. Ce fut là à la fois son premier
grand travail et son entrée dans le champ de l’hydrodynamique.
Sur le conseil de Bernoulli, Euler participa au concours de l’Académie des Sciences
de Paris. On ne sait pas exactement pour quelle raison Bernoulli n’y prit pas part lui-même,
mais on suppose qu’il ne voulait pas prendre le risque d’un blâme dans ce
domaine nouveau. Le premier prix fut remporté par le français Pierre Bouguer. Euler
gagna le deuxième prix, ce qui lui conféra une reconnaissance officielle.
La même année, Euler fut invité à occuper un poste d’enseignement à l’Académie
des Sciences russe. Il passa à Saint-Pétersbourg 14 années fécondes qui conduisirent
au concept remarquable du « moment de force » dans la stabilité du vaisseau.
Pour des raisons politiques, Euler quitta Saint-Pétersbourg pour Berlin, où il définit
les bases de la mécanique des fluides, qui conservent leur validité aujourd’hui. Il
développa aussi des lois régissant la propulsion des navires et le calcul de leurs
mouvements.

On évoquera ci-dessous l’influence d’Euler dans le domaine de la stabilité et de la
résistance des navires.

Hydrostatique et stabilité

L’hydrostatique étudie le navire immobile : flottabilité et stabilité

L’une des acquisitions les plus remarquables que l’on doit à Euler dans ce domaine,
fut le recours au calcul intégral, encore récent, pour résoudre des problèmes
jusqu’alors sans réponse. Avant Euler, il n’était pas possible de déterminer la stabilité
de vaisseaux avant la mise à l’eau du bâtiment.
Dans des recherches élaborées en parallèle avec Pierre Bouguer, Euler développa le concept de la hauteur métacentrique. Le métacentre est un point géométrique
déterminé uniquement par la géométrie de la coque du bateau [4]. Des prévisions très
précises quant à la stabilité du navire peuvent être faites à l’aide de ce point et du
centre de gravité du navire. Les principes de base posés par Euler permettent de
réaliser des courbes dites « de stabilité », telles qu’elles sont reproduites à la page
suivante dans le graphique du SUN21. Le SUN21 est un catamaran (bateau à deux
coques), le premier bateau solaire à avoir traversé l’Atlantique (mai 2007). Grâce à
ses deux coques, il a un métacentre élevé, ce qui lui confère une grande stabilité.

Hydrodynamique et résistance du vaisseau

L’hydrodynamique considère le navire en mouvement : propulsion,
manoeuvrabilité.

Euler s’intéressa très tôt au calcul de la résistance des vaisseaux. L’importance de ces
calculs réside en ce qu’ils permettent de déterminer la vitesse du navire avant la
construction, de connaître avec précision la surface des voiles nécessaires ou la
puissance adéquate pour les propulsions mécaniques (rames, machine à vapeur). Si
Euler ne réussit pas à proposer une solution aux problèmes pratiques dans ce
domaine, il a le mérite d’avoir réfuté les théories, alors admises, de Newton et
d’avoir proposé de nouvelles approches. Dans sa « Théorie des champs fluides »,
Euler relia les principes de la dynamique mécanique à ses propres observations et à
de nouveaux outils mathématiques.

Les conquêtes de l’industrie informatique ont été indispensables à la réalisation
des calculs qu’Euler avait exposés.

Ces dernières décennies, l’avènement de l’ordinateur a radicalement changé la
pratique de l’architecture et de la construction navale à tous les niveaux. Le concept
CFD (Computational Fluid Dynamics) est le principe de la construction moderne des
bateaux et des yachts. Le CFD permet de simuler le champ du relief des vagues
autour de n’importe quel bateau et de faire des pronostics rigoureux sur la hauteur
des vagues autour de celui-ci. De la même manière, on peut déterminer l’énergie
nécessaire à la marche du bateau dans l’eau à une vitesse donnée. Pour atteindre une
précision élevée, des ordinateurs puissants doivent calculer pendant plusieurs jours.
Seules les ressources d’ordinateurs ultra performants du 21e siècle permettent aux
constructeurs navals de réaliser les calculs qu’Euler avait proposés.

Euler un regard vers le futur.

Euler a été le premier à utiliser le calcul infinitésimal pour décrire le mouvement
d’un fluide s’écoulant autour d’une forme. Sa méthode est encore utilisée
aujourd’hui avant de construire les avions et les bateaux. Ainsi, le design de l’Airbus
A380, celui de la coque d’Alinghi ou l’établissement des prévisions météo recourent
aux équations différentielles de la dynamique des fluides qu’il a développées.

Références :

 

Leonhard EULER, www.math.dartmouth.edu/~euler/,
Articles E4, E78, E94, E110/111, E116, E137, E150, E413,
E415, E426 Théorie complète de la construction et de la
manœuvre des vaisseaux, Saint-Pétersbourg 1781, E520 et
E545
ou consulter les Œuvres complètes (allemand-français-latin),
1911, Leonhardi EULERI opera omnia sub auspicii
Societatis scientiarum naturalium Helveticae… Series
secunda, Opera mechanica et astronomica. Volumen
octodecimum - Volumen undevi cesimum, Scientia navalis /
éd. Clifford Ambrose Truesdell - [Facsim. de l’éd. de
Petropoli : Academiae scientiarum, 1749]. Lausannae ;
Turici : O. Füssli, 1967-1972. 2 vol.
 Anders SANDSTRöM, Curt BORGENSTAM, Why Wasa Capsided, Stockholm, musée
maritime national, éd. Erling Matz, Stockholm 1984.
 Pierre GUTELLE, Architecture du voilier : Tome 1, Théorie, éd. Loisirs nautiques,
2001.
 Frédéric VIVIEN, Luc SINÈGRE, La géométrie au service des corps flottants, Actes du
colloque de géométrie de Liège 2003, reims : Irem, 2004.
<http://www.univ-irem.fr/commissions...>
 Horst NOWACKI, Leonhard Euler and the Theory of Ships, Berlin, 2007-04-
06_Leonhard_Euler_Ship_Theory.pdf

 Pierre BOUGUER, Théorie du navire, de sa construction et de ses mouvements, Paris,
Jombert, 1746.
 Dominique PAULET - Dominique PESLES, Architecture navale – Connaissance Et
Pratique,
éd. de la Villette, 1998.
 Jean DHOMBRES, Histoire et didactique, à partir de la Scientia Navalis et du calcul
intégral, quelques réflexions sur la mise en perspective historique de l’apprentissage
des mathématiques
, Nantes, Irem 2001. <http://www.irem.sciences.univ-nantes.fr/>
 Jean DHOMBRES, Plot 98, 99, Maths & Marine, Automne 2001.
 $eu(er)^n$ publication du Gymnase d’Yverdon (CH) ISBN 978-2-8399-0330-1, 2007
http://www.euler-ch.org/

L’idée, le concept et la réalisation de la publication et de l’exposition Euler sont dus
à René GALLAND, Paul GANNAGÉ, Mireille SCHUMACHER et Francis VOLKEN (design
graphique), enseignants au Gymnase d’Yverdon. Ont participé à la rédaction de
l’article ci-dessus : Andreas KINDLIMANN (architecte naval) et Mireille SCHUMACHER.
mireille.schumacher@vd.educanet2.ch achat publication et coordination de
l’emprunt de l’exposition Euler.

Notes

[1Atelier des Journées nationales de Paris.

[2architecte naval.

[3mireille.schumacher@gmail.com

[4Pierre Bouguer a développé la théorie du métacentre comme mesure de la stabilité des
navires, dans son ouvrage « Théorie du navire, de sa construction et de ses mouvements ».
Selon la position du point d’appui de la poussée d’Archimède par rapport à celle du centre de
gravité du navire, il y a ou non stabilité. Le point d’appui est appelé métacentre. La désignation
est de Bouguer, elle est restée dans la marine jusqu’à aujourd’hui. Voir par exemple
http://eric.collard.free.fr/e_help_v5_fr/z_hydrostat_meta.htm
ainsi que l’atelier d’Andreas Kindlimann en complément à cet article

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