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De l’architecture aux mathématiques : des lycéens sur le terrain


Odile Jenvrin, Lycée Lemonnier, Caen et IREM de Basse-Normandie.

« Inventer des travaux pratiques en mathématiques » est un souci récurrent dans la préparation de mes cours au lycée, avec plus ou moins de succès dans la pratique. Je décris ici une expérience menée en 2008-2009 sur laquelle l’accueil positif des élèves m’encourage à poursuivre cette recherche de travaux pratiques.

À dix minutes à pied du lycée se trouve un édifice d’art roman faisant partie du patrimoine de la ville de Caen et de la Basse-Normandie, l’Abbaye aux Dames avec son église abbatiale. Le choeur de l’église repose en ses fondations sur une crypte composée de seize colonnes proches les unes des autres formant des voûtes d’arêtes. Je fais pour mes élèves l’hypothèse que le modèle géométrique de ces voûtes est l’intersection de deux demi-cylindres droits à base circulaire, de même diamètre et d’axes perpendiculaires.

D’un point de vue théorique, l’intersection est constituée de deux courbes qui sont des demi-ellipses dont les grand et petit axes sont directement mesurables sur place. Même si les coniques ne figurent plus dans le référentiel de la filière S, l’équation du cylindre est étudiée en première S en géométrie dans l’espace. La conique peut être proposée dans sa formulation fonctionnelle par une racine carrée, où les constantes des grand et petit axes, respectivement a et b, sont visibles. Autrement dit, le modèle théorique proposé aux élèves est :

$$z=f(x)=b \sqrt{1-{x^2 \over a^2}}$$

De plus, l’espace du lieu est assez « bas de plafond » pour rendre les mesures réalisables à hauteur d’homme d’une part, et éveiller l’esprit critique des élèves sur la cohérence pratique de leurs relevés puis de leurs calculs, d’autre part.

1. Objectifs multiples pour deux heures du cours de mathématiques de Première S

Ce site permet avec peu de contraintes matérielles d’atteindre plusieurs objectifs :

– visualiser un repère théorique $(O,\vec{i},\vec{j},\vec{k})$ dans une situation matérielle réelle, et s’en servir,

– graduer les axes et faire des relevés de hauteurs, dans ce cas facilités par l’utilisation d’un télémètre,

– comprendre que le repère naturel de la situation ne soit pas le repère le plus facile pour l’étude de la courbe, située matériellement « au dessus de nos têtes », puis visualiser un nouveau repère adapté $(O’,\vec{i},\vec{j},\vec{k})$,

– utiliser un tableur pour entrer les relevés, calculer les relevés dans le second repère par soustraction de la hauteur du pilier (avec ou sans la corniche sculptée ?), cellule active du tableur,

– calculer, toujours par la cellule active du tableur, les valeurs théoriques proposées par la fonction du professeur, $z’=f(x)=b \sqrt{1-{x^2 \over a^2}}$, où j’ai remplacé les constantes a et b par des valeurs déjà expérimentées (en effet, j’ai fait au préalable cette même expérience sur l’une des voûtes d’arêtes proposées aux élèves et je mets dans le modèle théorique les valeurs de grand et petits axes de conique de mon étude de la situation),

– construire, par le tableur, une courbe de relevés expérimentaux et une courbe théorique dans le même repère,

– comparer les deux courbes pour valider ou refuser le modèle théorique proposé sur la courbe de voûte d’arêtes étudiée.

Naturellement, le matériel étant de la maçonnerie, j’espère que le modèle théorique ne correspondra pas bien au cas particulier étudié par le groupe d’élèves. La similitude des courbes le rendra juste assez crédible pour inciter les élèves à rejeter la fonction proposée puis à la modifier eux-mêmes. Ils pourront utiliser ici leurs mesures sur site (des grand et petit axes de l’ellipse) pour le nouvel énoncé de la fonction et enfin valider eux-mêmes leur proposition en s’appuyant sur de nouvelles courbes réalisées grâce au tableur.

Ce faisant, j’ai voulu extraire le cours de mathématiques de la salle de classe en lui donnant un contenu concret et en sortant physiquement de l’établissement par un peu de marche à pied. Les élèves ont fait des mathématiques par équipe, assis par terre, l’un accroupi pour prendre des mesures, l’autre la tête en l’air pour viser le point rouge du télémètre sur la voûte, le troisième pour noter sur papier le relevé de mesure, le quatrième pour entrer en simultané dans le tableur de l’ordinateur portable, tous les élèves étant interchangeables à tous les postes. Le bilan positif sur l’image affective des mathématiques a clairement été formulé par les élèves unanimement contents.

2. Description de la séance devant élèves

– Je prévois deux heures de cours pour cette séance.

– En classe la veille de la séance, je distribue une feuille d’instructions pratiques sur le matériel à emporter, des vêtements confortables, etc..., dont le but est surtout de poser le problème que nous allons traiter : une photo de la voûte puis le modèle mathématique que je propose d’y valider. Enfin, je pose une question qui nécessite une étude de terrain. Les groupes d’élèves sont nominativement constitués entre eux et les tâches pratiques à réaliser sont expliquées comme la prise de mesure avec un télémètre.

– Sur site, les élèves se mettent immédiatement au travail dès que chaque groupe est placé sur son lieu particulier. En effet, la crypte comportant seize colonnes, j’ai choisi au préalable sur quel carré de quatre colonnes chaque groupe allait étudier la voûte d’arête du « plafond ». Ceci est le travail d’équipe où chaque élève prend un rôle dans le groupe pour le transmettre à son voisin dès qu’il a fait une « manipulation ».

Le lieu permet à plusieurs groupes de travailler le même problème sur des sites physiquement voisins tout en ayant des différences de mesures.

– Sur place, les élèves utilisent directement le tableur, analysent tout en regardant le lieu.

– De retour en classe, il s’est avéré nécessaire de reprendre le traitement des relevés en salle machines pour préciser la maîtrise du tableur, puis d’expliquer le compte rendu écrit demandé en devoir à la maison.

– Après avoir rendu les devoirs corrigés, j’explique ce qui peut être amélioré dans une seconde version : je remets une liste des erreurs de construction logique du texte les plus fréquentes pour que chacun puisse reprendre son texte. J’encourage en disant par exemple que la note ne pourra être que plus élevée pour le devoir maison.

– Sur place, je suis surprise d’entendre un élève me dire que la courbe visée est une « conique ». En effet, les coniques ne figurant pas au référentiel, j’avais pris soin de ne pas prononcer ce mot, ni ceux de grand axe ou petit axe, afin de centrer leur réflexion sur l’objet d’étude lui-même. Après lui avoir demandé ce qu’il entend par « conique », il montre sa calculatrice dans laquelle il avait visité tous les menus. Le menu « conique » de sa calculatrice lui propose des équations qu’il a lui-même rapproché du modèle théorique proposé pour ce travail. Il avait donc associé une équation à ce nouveau mot « conique » : ce travail lui a permis d’associer un objet à sa première perception.

– Rétrospectivement, je constate qu’aucun élève ne remet en cause a priori le modèle théorique proposé. Par exemple aucun ne demande au début des consignes de raison pour les constantes de la fonction du modèle.

3. Production finale des élèves

La production finale demandée est un rapport écrit individuel relatant l’expérience matérielle, son but annoncé, les relevés et leur traitement sur tableur, puis l’analyse et la réponse finale à la question posée au départ. C’est un exercice difficile en Première Scientifique : rédiger un écrit libre comportant des croquis à la façon d’un article de magazine scientifique rompt avec l’habituel cheminement sécurisé par des questions numérotées et imposées dans un ordre préétabli.

L’expérience montre que pour la forme, la quasi totalité des élèves ont voulu rédiger leur rapport à l’aide d’un traitement de texte en y insérant les tableaux et courbes du tableur. Pour le contenu, il leur a été difficile de rendre dès le premier compte rendu la structure globale du travail réalisé : souvent, le positionnement du repère de l’espace a été oublié dans le texte, ou alors les courbes sont présentes mais pas leur analyse. Beaucoup d’élèves ont tout simplement « oublié » de donner une réponse finale à la question posée au début de leur texte. Ces erreurs communes à l’ensemble du groupe classe m’ont permis d’écrire une suite de propositions pour encourager une deuxième version du compte rendu. Ceci semble bien accepté par le fait qu’il s’agisse de reprendre un fichier traitement de texte déjà existant pour
l’améliorer.

Voici maintenant la seconde version d’un compte rendu d’élève que je livre ici dans sa version originale donc non retouchée, telle qu’il l’a fini.

4. Au démarrage de cette expérience...

Cette expérience est née d’une conversation avec Pierre Ageron, maître de conférences en mathématiques à l’Université de Caen, Basse-Normandie, directeur de l’IREM de Caen, guide conférencier des monuments historiques et Jean-Pierre Le Goff, enseignant à l’IUFM de Caen en mathématiques et spécialiste en histoire des mathématiques. Enseignante du secondaire devant élèves, j’évoquais avec eux une idée pour sortir le cours de math de la salle de classe avec craie et tableau sur un lieu historique. Ils m’ont tous les deux offert leur temps pour imaginer une action qui, selon leurs propres mots, ne serait pas que « prendre le lieu comme prétexte de façon artificielle » et ils sont venus avec mes élèves. Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés.

Un point important est que ce n’est pas la présence de ce lieu historique tout près du lycée qui a conduit à cette recherche ; bien au contraire, l’idée de ce cours une fois présente, nous avons recherché à proximité du lycée le site susceptible de convenir.
Nous avons construit la séance après avoir choisi le site, pratique d’un point de vue déplacement avec les élèves. Un immeuble contemporain avec son hall d’entrée par exemple nous aurait conduits à imaginer une autre séance que celle-ci !

Cette séance a été envisagée plus en amont avec Patrice Leu, intendant du lycée et passionné d’architecture, à qui je demande toujours du matériel « bizarre » pour le cours de math. Il m’avait notamment prêté un livre entre mathématiques et art roman, qui a ouvert un champ d’idées, pour lesquelles je le remercie aussi ici (référence « Bâtisseurs au moyen âge » dans la bibliographie). Enfin, Monsieur Laroche, du service des visites guidées du Conseil Régional de Basse-Normandie, m’a apporté son aide pour l’ouverture de la crypte aux horaires scolaires, qui ne sont pas toujours ceux des touristes. Merci pour sa collaboration.

5. Une histoire pédagogique en plusieurs épisodes

Pour mettre cette action au service du programme de mathématiques de Première Scientifique à couvrir dans l’année, sa présentation est imaginée en plusieurs étapes réparties dans le temps.

Le premier épisode consiste à traiter la géométrie dans l’espace tôt dans l’année scolaire pour la réinvestir, et la terminer par l’équation du cylindre. Le deuxième épisode est le déroulement de la séance ainsi que le devoir maison.

Plus tard dans l’année en troisième épisode, lorsque je traiterai les fonctions numériques avec leur étude et leur interprétation graphique, je reprendrai en classe précisément l’étude de la fonction du modèle de la voûte d’arête. C’est une fonction irrationnelle, à la limite du programme de Première S et il faudra aider les élèves au moment du calcul de la fonction dérivée, par exemple à l’aide d’un logiciel de calcul formel. L’étude de signe qui suit propose alors un autre exemple d’expression positive que le récurrent « un carré est toujours positif » pour le dénominateur des dérivées de fonctions rationnelles.

$$f’(x)=-{b \over a^2}{x \over {\sqrt{1-{x^2 \over a^2}}}}$$

La collègue d’histoire-géographie a saisi cette occasion pour replacer le contexte historique de la construction, les acteurs de l’époque, la Reine Mathilde, épouse de Guillaume Le Conquérant, Duc de Normandie et Roi d’Angleterre, les raisons historiques de la construction de l’Abbaye aux Dames et de l’Abbaye aux Hommes à Caen. Certains élèves ont repris ces points en introduction de leur compte-rendu de ... mathématiques.

Il était prévisible que cette initiative, au départ pour deux heures de cours élèves, déborderait en temps : elle a pris en réalité plutôt cinq heures, soit une semaine de « programme S ». Cependant, outre le ressenti très positif des élèves, j’espère qu’ils ont amélioré leur perception du modèle mathématique sur une situation matérielle, ce qui est la motivation essentielle pour l’épreuve pratique du bac S. Cette séquence a mis en oeuvre autant le besoin d’un modèle théorique, la confrontation au réel par les relevés sur le terrain, qu’un usage motivé et efficace des TICE. C’est une action de formation sur le long terme que je veux détachée de l’habituel devoir surveillé en temps limité. L’évaluation de la formation acquise ne peut être à mon sens qu’un devoir maison, individuel, avec documents et sans limitation de temps. La lecture des comptes rendus a aussi montré une capacité de vue globale de la situation chez certains élèves qui ne réussissent pas très bien habituellement au DS.
Malheureusement, je ne pourrai pas conduire une seconde expérience de ce type avec ma classe … si je veux « boucler le programme ».

6. Une suite possible...

Il est clair maintenant que je reconduirai ce travail avec d’autres groupes : je prendrai néanmoins la précaution au préalable de vérifier la maîtrise du tableur par les élèves. En effet, les élèves de cette expérience ont regretté de ne pas pouvoir finir leur étude sur site. Ils auraient aimé comprendre les courbes, le modèle théorique puis lever les yeux « au plafond » pour regarder encore l’objet de leur étude.

Cette situation pourrait aussi être exploitée pour mettre ensemble des élèves de première S et terminale S sur le même sujet d’étude, encourageant un travail coopératif. Les normes de sécurité de la crypte en sa qualité d’espace réduit ne l’ont pas permis cette fois.

Ce travail entre mathématiques et architecture peut être à mon sens élargi à mes élèves de classe européenne pour lesquels j’enseigne les mathématiques en anglais en DNL (Discipline Non Linguistique). Initialement, je recherchais un contenu possible pour un projet européen etwinning dans lequel mes élèves français partageraient leurs travaux avec des lycéens d’un autre pays européen. J’ai expérimenté la faisabilité mathématique avec des élèves en le proposant en première S. Je pense maintenant que je peux transposer la démarche en anglais. De plus, si un collègue d’une autre matière y trouve une porte d’entrée pour l’éclairer d’un autre point de vue, qu’il soit libre de s’y associer.

<redacteur|auteur=500>

P.-S.

Bibliographie :

http// : www.etwinning.fr

Bâtisseurs au moyen âge, une abbaye romane/ Boscodon, Thierry Hatot, Éditions L’Instant Durable.

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