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Faut-il supprimer la voie scientifique des lycées ?
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Une suppression à l’ordre du jour
La réflexion sur l’architecture du lycée d’enseignement général remonte à la loi
d’orientation de 1989 [1]. À la suite des recommandations du CNP et après quelques
vicissitudes dues aux changements de majorité, la « rénovation pédagogique »
fusionne les trois voies C, D, et E en une seule voie scientifique. Elle supprime aussi
la filière A1 (lettres-maths) au sein de la voie littéraire.
L’objectif de la réforme, finalement mise en place par François Bayrou en 1993 après
une révision précipitée et importante des structures proposées par le ministère Lang,
vise à redonner une « égale dignité » à toutes les filières [2].
La réforme échoue. La voie littéraire subit une perte sévère, largement attribuée dans
un rapport de l’Inspection Générale à sa trop grande spécialisation, notamment à la
quasi-impossibilité, pour raisons structurelles, d’y suivre un enseignement de
mathématiques consistant [3]. La voie scientifique perd des élèves, tandis que ses
objectifs sont profondément modifiés, avec un renforcement de l’aspect expérimental
(voire empirique) de la science, notamment en physique, et une diminution drastique
des horaires et des ambitions de l’enseignement mathématique. L’objectif essentiel
devient de « faire aimer la science aux élèves » [4]. La seule voie à tirer son épingle du
jeu est la voie économique et sociale.
L’érosion dramatique de la voie littéraire conduit le ministre de l’Éducation nationale
Gilles de Robien à commander en 2005 un rapport à l’Inspection Générale. Publié en
2006, celui-ci replace justement le problème dans le cadre de l’architecture du lycée
d’enseignement général et étudie trois possibilités :
- a) le maintien d’une structure avec trois voies S, L et ES, avec des aménagements au sein de la voie littéraire ;
- b) la fusion des voies L et ES ;
- c) un tronc commun avec un système d’options.
Après avoir pesé soigneusement avantages et inconvénients, le rapport préconise
un maintien de trois voies séparées à partir de la classe de première [5]
Assez logiquement, un rapport de l’Inspection Générale sur la voie scientifique est
entrepris à ce moment ; il sera remis au mois de janvier 2008. Après une étude
détaillée du fonctionnement des trois voies du lycée et de la hiérarchie qui s’établit
entre elles, notamment des difficultés de l’orientation en classe de seconde, le rapport
préconise clairement la suppression des trois voies pour un tronc commun assorti
d’un système d’options [6] ; il tourne ainsi le dos aux recommandations du
rapport sur la voie littéraire de 2006.
Pourquoi supprimer la voie scientifique des lycées ?
Trois motifs sont invoqués dans le rapport de l’Inspection Générale sur la voie
scientifique (pages 44 et 47) pour justifier ce revirement :
- a. Les séries du lycée sont hiérarchisées. Cet argument n’est pas
nouveau. Sans se prononcer sur sa pertinence, on peut remarquer que c’est déjà
celui qui a été invoqué lors de la suppression de la série C en 1994 [7]
- b. Les élèves, la sortie de la classe de seconde, n’ont pas de projet
de formation bien identifié. Il faut donc leur laisser plus de temps pour
favoriser une logique de construction de parcours de formation. - c. L’organisation en séries de la voie générale est une particularité
française ; sa suppression permettrait un rapprochement des
pratiques rencontrées dans différents pays de l’Union Européenne.
Le plus remarquable dans cette argumentation est le fait suivant : le rapport ne signale
à aucun moment que, après tout, la voie scientifique des lycées contribue de manière
essentielle à former les futurs scientifiques et ingénieurs de notre pays. À aucun
moment sa production (au sens économique du terme, qui conditionne d’ailleurs en
partie son financement) n’est évoquée, au point qu’on a l’impression que les résultats
ne comptent pas. Le problème du niveau de connaissances et compétences des élèves
qui en sortent (sous la forme de titulaires du bac S) n’est jamais mentionné, comme
si former de futurs scientifiques allait de soi.
Ce procès intenté à la voie scientifique ressemble donc à un procès à charge [8] ; il s’est
développé, au niveau ministériel, de manière récente [9]
.
Sans se prononcer sur le fond de ce procès, il faut remarquer que la suppression
de la voie scientifique et la création d’un tronc commun en première et
terminale, même assorti d’options, constituerait une réforme de très
grande ampleur, dont les conséquences sur notre système de formation
scientifique pourraient être considérables.
Cette réforme ne semble pas viser uniquement une meilleure « égalité des chances »
ou des objectifs pédagogiques. Dans le Figaro du 24/01/2008, on lit en effet :
« Critiquant le grand nombre de matières proposées aujourd’hui par rapport à
l’étranger, le ministre veut organiser le lycée autour d’un tronc commun avec options.
Cette possibilité est envisagée depuis cet automne dans le cadre de la RGPP (révision
générale des politiques publiques) dans l’Éducation nationale. Parmi les propositions
de l’Inspection générale des finances, outre l’objectif de ne pas remplacer un
fonctionnaire sur deux partant en retraite, figurait la réforme du lycée avec l’idée d’unrecentrage des filières. »
Le rôle de l’OCDE
Il nous faut revenir en détail sur l’objectif de rapprochement des politiques éducatives
européennes, évoqué à la fois dans le rapport de l’Inspection générale de l’Éducation
nationale et dans le Figaro du 24 janvier 2008.
Un examen attentif des différents systèmes européens montre que, à l’évidence, ceuxci
sont très divers. [10]
Par exemple, la République Fédérale d’Allemagne n’a jamais adopté le collège unique
et pratique une orientation précoce vers l’âge de 11-12 ans suivant les Länder. Il en
est de même en Autriche et en Belgique.
L’Angleterre, de son côté, dispose d’un réseau très important d’écoles privées qui
pratique une sélection sociale également précoce, tandis que les lycéens, dans leurs
deux années avant les A-levels, se spécialisent dans trois ou quatre disciplines
seulement.
Si nous quittons l’Europe, nous pouvons remarquer que, au Japon, l’entrée au lycée
se fait sur concours ; accéder à un « bon lycée » (souvent privé) demande une
préparation très exigeante, assurée par des officines également privées.
Il n’est enfin pas nécessaire de souligner le niveau médiocre de l’enseignement public
aux USA, ni le poids du coût des études dans ce pays. Les USA parviennent à
maintenir un très bon niveau d’enseignement scientifique supérieur grâce au véritable
brain-drain qu’ils pratiquent à l’échelle mondiale.
La diversité des situations décrites ici justifie pleinement cette remarque de Bernard
Convert : « Parmi les mesures préconisées par l’Union Européenne ou des
organismes internationaux comme l’OCDE (…) figurent la recension et l’échange de
bonnes pratiques, c’est-à-dire de procédures ayant fait la preuve de leur efficacité dans
un pays donné. On mesure ici la vanité de tels dispositifs qui, en court-circuitant
l’analyse des causes, se contentent d’arracher ces bonnes pratiques au contexte local
qui fonde leur efficacité pour les plonger dans un autre où rien ne dit qu’elles seront
d’une quelconque utilité. » [11]
Cette citation porte en fait sur la crise des vocations scientifiques. Mais il est clair
qu’elle s’applique à la réforme du lycée envisagée en France. En effet, le modèle mis
en
avant par Xavier Darcos est celui de la Finlande. [12], essentiellement sur la base des
résultats aux tests Pisa. Malheureusement, la Finlande est difficilement comparable à
la France : il s’agit d’un pays de 5 millions d’habitants, très homogène socialement,
où les enseignants sont bien considérés, où n’existe pas de séparation de l’Église et
de l’État, et qui pratique des examens d’entrée dans les universités [13]…
De fait, l’insistance sur la « réussite » du système finlandais relève apparemment
d’une philosophie de l’éducation [14] qui est exactement celle de l’OCDE (qui
organise les tests Pisa). Cette philosophie est exprimée de manière très claire par
Bernard Hugonnier, directeur adjoint de l’OCDE [15] :
« Je crois que l’on peut distinguer deux grands types de systèmes éducatifs dans le
monde : ceux qui privilégient la concurrence et ceux qui accordent la priorité au
soutien. Ces derniers fondent leur enseignement sur l’acquisition d’un socle commun
de connaissances et compétences et ont, en général, fait disparaître les redoublements
et les devoirs à la maison.
Quand l’enfant sort de l’école, il n’a pas de travail à faire chez lui. Il peut donc se
consacrer à des activités extrascolaires, qui l’aideront à développer son ouverture
d’esprit et à mieux comprendre le sens du travail scolaire. »
Un peu plus loin, on peut lire :
« Le danger en France, c’est qu’on a tendance à aller vers un système fondé sur la concurrence. Ainsi, quantité de leçons et de devoirs sont encore donnés à la maison,
ce qui incite les parents, qui travaillent de plus en plus ou qui sont dépassés par les
contenus de l’enseignement donné à leurs enfants, à faire appel au tutorat. Une telle
tendance est contraire aux principes républicains. L’école républicaine, en effet, doit
donner une éducation de qualité à tous, mais elle doit aussi compenser les handicaps
de ceux qui ne sont pas sur la même ligne de départ que les autres. Ceci rejoint la
notion d’équité, telle que nous la définissons à l’OCDE : l’équité, c’est un
système éducatif qui donne à chacun la possibilité d’avoir de bons
résultats scolaires [16] . Il faut donc veiller à empêcher cette dérive concurrentielle et revenir à un modèle inclusif ».
Il semblerait que notre ministère soit actuellement en phase avec ces positions,
comme le montre l’article du Figaro cité en note 12. On chercherait d’ailleurs
vainement une différence avec les arguments développés par Jack Lang dans Une école
élitaire pour tous (Folio, 2003, page 576).
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas une position générale en
Europe, loin s’en faut.
La presse allemande, par exemple, fait état de conflits très durs entre le ministre de
l’Instruction Publique du land de Bavière, Siegfried Schneider (CDU), et Andreas
Schleicher, responsable à l’OCDE de l’évaluation et coordonnateur du programme
Pisa, accusé de partialité dans l’analyse du système éducatif allemand [17] . Les relations
se sont tendues au point que l’Allemagne a menacé de quitter l’OCDE et, plus
récemment, a demandé la démission d’Andreas Schleicher [18] .
Il semblerait donc que le « rapprochement des politiques européennes » se fasse
actuellement sur la base des conceptions des responsables éducatifs à l’OCDE, et que
la France soit en pointe dans ce rapprochement. Le problème ici, on s’en doute, n’est
pas que ce soit l’OCDE ou quelque autre organisation supranationale : c’est que les
conceptions éducatives de Bernard Hugonnier paraissent ignorer une grande partie du
fonctionnement de l’éducation sur le terrain. Comment peut-on imaginer, par
exemple, que de ne pas donner de travail scolaire à la maison ou de refuser toute
émulation favorisera la démocratisation du système scolaire ?
Options et concurrence entre les disciplines
Si nous revenons au problème de la suppression de la voie scientifique, il paraît
probable qu’un système de tronc commun avec options au lycée accroîtrait la
concurrence entre disciplines. Il serait bon d’avoir des éléments d’information précis
sur ce qui se passe à l’étranger, là où un tel système existe. En ce qui concerne la
France, on peut imaginer ce qui pourrait se passer à partir de l’analyse du système des
spécialités, qui existe depuis 12 ans. Selon le rapport de l’Inspection Générale sur la
voie scientifique (pages 25-26) :
« Le système des spécialités avait pour but de résoudre simultanément deux
questions : faire accepter la suppression de la terminale C, avec son très important
poids de la discipline mathématique, et faire émerger des profils variés chez les élèves.
On espérait ainsi que ces derniers choisiraient la spécialité en fonction de leurs goûts,
et qu’ils y trouveraient des ouvertures permettant d’affiner leurs choix. La crainte de
voir une spécialité affichée comme celle menant à l’excellence a, de plus, conduit à
tenter d’en interdire la mention dans les dossiers que les élèves établissent pour se
porter candidats aux filières sélectives.
Or le résultat ne correspond pas, là encore, aux objectifs : outre qu’une hiérarchie s’est
instaurée entre les spécialités, le choix des élèves obéit souvent à des raisons
utilitaristes (…).
De plus en plus d’élèves choisissent en effet leur spécialité de
terminale en fonction des notes qu’ils peuvent espérer obtenir au
baccalauréat et de l’attractivité de l’enseignement dispensé que de
l’intérêt qu’elle peut présenter pour des études supérieures. Un élève ne
se sentant pas suffisamment sûr en mathématiques hésitera à affronter le coefficient 9
alloué à cette discipline avec spécialité, et préférera valoriser ses aptitudes
expérimentales en choisissant de leur affecter le coefficient supplémentaire apporté par
la spécialité correspondante. »
Et le rapport ajoute :
« Force est de constater que les trois disciplines scientifiques ont
visiblement été mises en concurrence, ce qui est objectivement néfaste
et tourne le dos à la synergie que tous espèrent ou disent espérer ».
Pour préciser ces remarques, rappelons ici les moyennes des notes au Bac S-SVT
2003 dans les trois disciplines scientifiques, suivant le choix de spécialité [19] :
{{}} | Note |
Note en |
Note |
Candidats ayant choisi Spé maths |
12 |
14 |
11 |
Candidats ayant choisi Spé phys-chimie |
9 |
13 |
11 |
Candidats ayant choisi Spé SVT |
8 |
12 |
11 |
Ensemble des candidats au bac S-SVT | 9,6 |
13 |
11 |
La distorsion des notes est considérable ; notamment, la moyenne très élevée des
candidats à l’épreuve de physique-chimie provoque une chute régulière du choix de la
spécialité mathématique (et du niveau des bacheliers scientifiques en mathématiques),
comme le montre le graphique ci-dessous, qui donne l’évolution des « parts de
marché » des trois spécialités de la voie S-SVT de 1995 (date de leur création) à 2006 :
Généraliser un tel système à l’ensemble du lycée, sans réflexion approfondie
sur les conséquences des réformes précédentes ni sur les mécanismes mis en oeuvre
dans les choix d’orientation des élèves, pourrait sans doute conduire à un
affaiblissement durable de notre système d’enseignement scientifique secondaire
et, par voie de conséquence, supérieur.