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La science, les lumières et les ombres, le cas des mathématiques financières.

LA SCIENCE, LES LUMIERES ET LES OMBRES,
LE CAS DES MATHEMATIQUES FINANCIERES
 [1]

par Jean-Pierre Kahane [2]

La lumière et les ombres

La science, la lumière et les ombres, c’est un thème de réflexion éternel, mais sa
couleur dépend de l’époque. Naguère, on a parlé de la faillite de la science. Il y a
quelques années, la philosophie des Lumières était considérée comme une vieillerie.
Pour Jean-Marc Lévy-Leblond, qui a regroupé en 2006 une série d’essais extrêmement
brillants sous le titre « La vitesse de l’ombre » et le sous-titre « aux limites de la
science », l’ombre progresse plus vite que la lumière, au sens propre (l’ombre
galopante d’une exoplanète très lointaine) comme au sens figuré qui nous intéresse
ici : la communication galope sans frein, l’information court loin derrière.
Il faut
entendre par communication tout ce qui circule, et par information ce qui est pertinent
et réfléchi. Or, voici que la revue « La Pensée », qui s’intitule revue du rationalisme
moderne, consacre son numéro d’avril-juin 2009, le dernier paru aujourd’hui, au sujet
des « Lumières », considéré dans l’histoire et dans l’actualité, avec un nouveau regard
sur leur origine et leur impact actuel. S’agissant de l’origine, la récente édition de
l’Enquête du Régent, vaste tableau de la France au début du 18e siècle, témoigne du
souci encyclopédique déjà présent à cette époque. L’édition en cours des OEuvres de
d’Alembert est l’occasion de voir la place de la pensée mathématique dans la
construction de l’Encyclopédie. Dans quelques jours, la rentrée de l’Institut de France
sera constituée par des communications de représentants des cinq académies sur
l’unique sujet de « La lumière » et, bien sûr, ni l’ombre ni la science ne seront
absentes de cette évocation.

Quel rapport avec les mathématiques financières ? C’est ce que je désire examiner
avec vous. Il me semble que le cas des mathématiques financières donne un certain
relief à la dialectique entre les lumières apportées par la science et les ombres qui
persistent ou qui se développent alentour.

La crise financière

L’émotion créée par la crise financière a atteint un paroxysme à la fin de l’année
2008. Les signes prémonitoires de la crise n’avaient pas manqué. Le plus marquant
avait été en 2001 la faillite de l’énorme entreprise Enron aux États-Unis. Enron était
à cette époque à la pointe de l’innovation financière sur les marchés de l’énergie et des
matières premières, et sa faillite était révélatrice des dysfonctionnements liés à
l’opacité des pratiques financières actuelles. Au cours de l’année 2007 la banque
publique allemande KfW et la Banque d’Angleterre lancent des plans de sauvetage pour éviter des faillites de grande ampleur. Au début de 2008 la Société Générale dévoile la
fraude commise par l’un de ses traders, Jérôme Kerviel ; le gouvernement britannique
nationalise la banque Northern Rock, le système fédéral de réserve américain (le FED)
abaisse drastiquement les taux d’intérêt, suivi par la plupart des banques centrales. En
septembre c’est la faillite de la banque américaine Lehman Brothers et l’annonce de la
faillite possible d’autres banques (en Belgique, Fortis), avec le plan Paulson aux
États-Unis et l’appel à un nouvel ordre financier international lancé par le président
Nicolas Sarkozy. Malgré les plans de sauvetage, les nationalisations, les rachats de
banques, la situation est critique et fait craindre un effondrement brutal de l’économie
comme en 1929. Contrairement à la doctrine financière de l’Union européenne, un
plan de relance européen de 200 milliards d’euros est approuvé par les États européens.
Je n’ai relevé que quelques éléments du calendrier par lequel débute le rapport de la
Banque de France intitulé : la crise financière.
Donc, à la fin de l’année 2008, la crise financière mondiale est à l’ordre du jour.
Qui est responsable ? Comment limiter les dégâts ? Faut-il changer de direction ?
Dans son édition du 2 novembre, le journal Le Monde publie un article de Michel
Rocard qui s’attache à ces questions, au moins aux deux premières. Qui est
responsable ? La réponse, choc, apparaît dès le premier alinéa, et elle nous concerne.
La voici :
« Des professeurs de maths enseignent à leurs étudiants comment faire des coups
boursiers. Ce qu’il font relève, sans qu’ils le sachent, du crime contre l’humanité
 ».

Faits et méfaits

L’outrance du propos n’interdit pas de le prendre au sérieux. Il est bon d’en parler
ici, parce qu’il s’agit de l’enseignement des mathématiques et des professeurs de
mathématiques. Il est exact que nous formons des étudiants bien qualifiés pour des
métiers très rémunérateurs, ceux de la finance en particulier, et certains d’entre eux
deviennent des opérateurs boursiers, les fameux traders. Les traders sont d’ailleurs
l’objet de la sollicitude des banques, via les bonus, et du gouvernement, via le
bouclier fiscal. Il est abusif, de la part d’un homme politique expérimenté et
responsable, de traiter leurs professeurs de criminels, voire de criminels inconscients.

À vrai dire, les bouleversements depuis une trentaine d’années du système
financier mondial auraient dû attirer notre attention comme citoyens, et a fortiori celle
des hommes politiques. Pour mieux dire, la politique est étroitement mêlée à ces
bouleversements. Ce fut une politique délibérée que de favoriser la pratique des effets
de levier (LBO : leveraged buy out), qui sont à l’origine des plus grosses fortunes
constituées récemment. Le principe est simple : avec une mise de fonds minime, en
empruntant ce qu’il faut sur le marché du crédit, on achète une grosse entreprise en
difficulté, on la dégraisse (terme horrible), on la revend, on rembourse le crédit et on
empoche la différence, qui vaut plusieurs fois la mise de fonds. C’est cet effet
multiplicateur qu’on appelle l’effet de levier ; c’est le crédit facile et bon marché qui
crée l’effet de levier [3].. La politique, ici, a consisté à laisser faire sinon à encourager,
car les LBO alimentent le fisc.
Elle a joué un rôle beaucoup plus actif dans la déréglementation financière, qui a
consisté à libérer les marchés en ôtant aux banques l’exclusivité du commerce de
l’argent. Le principe de la concurrence libre et non faussée s’est ainsi étendu au
commerce de l’argent. Les initiateurs de cette déréglementation ont été Ronald Reagan
aux États-Unis et Margaret Thatcher en Grande Bretagne, et elle s’est introduite en
France à la fin des années 1980 ; c’est ce que l’on a appelé la « banalisation » bancaire
d’un côté, la « désintermédiation » de l’autre : toutes les banques font le même métier,
et ne sont plus les seules à le faire. Aux États-Unis, n’importe qui peut se proclamer
« courtier en crédit », et c’est ainsi que s’est créé l’abus scandaleux des « subprimes »,
des crédits alléchants proposés à des gens qui ne pourront jamais les payer et devront
vendre tout ce qu’ils ont. On sait que le système des subprimes, des crédits nonsolvables,
a été un élément déterminant dans la crise actuelle.

La déréglementation a ouvert les portes à de nouvelles pratiques ou innovations,
dont la plus importante est la titrisation. Au lieu de tenir registre de leurs créances,
les banques les groupent en paquets et les convertissent en titres négociables sur le
marché. Nous connaissons tous ce type de groupement, sous le nom de « Sicav
monétaire dynamique », mais rares sont parmi nous ceux qui regardent ce qu’il y a
dedans. Il en est résulté un allégement du bilan des banques et une dissémination des
risques, mais une opacité croissante de la finance dans son ensemble. Les banques,
jusqu’au niveau des banques centrales comme la Banque de France, n’ont plus d’autre
objectif que de satisfaire les investisseurs, la notion de crédit comme contrat
commercial à long terme s’efface devant celle de produit de marché, liquide et vendable
à tout instant. Derrière l’opacité des pratiques et des sigles, on devine une instabilité
fondamentale.

Quid des mathématiques financières ?

Revenons aux mathématiques. Dans leur chapitre sur « les charmes de la
financiarisation », les auteurs d’un excellent livre sur la crise financière, Olivier
Pastré et Jean-Marc Sylvestre, indiquent très justement leur place :
«  La carotte la plus généralement mise sous le nez des investisseurs a été
jusqu’aujourd’hui, l’innovation financière. Il serait trop long et de peu d’intérêt de
dresser la liste des innovations financières conçues au cours des vingt dernières
années, mais il n’y a guère d’industries qui ont consommé autant de chercheurs
spécialistes de la probabilité, du calcul des risques et de la mathématique pure que
l’industrie financière ces dernières années.
 »
Il est intéressant de noter comment ces auteurs parlent des mathématiques
financières, au confluent de la théorie des probabilités, du calcul du risque et de la
mathématique pure. Il ne s’agit pas d’un corps de doctrine séparé du reste des
mathématiques. Quand il s’agit de les mettre en cause et d’en discuter, tous les
mathématiciens sont concernés, et c’est bien pourquoi je me mêle d’en parler. Si la
science en général peut se définir comme un système coordonné de connaissances,
c’est particulièrement vrai pour les mathématiques, dont aucune partie n’est étrangère
aux autres. En gros, les mathématiques financières sont du ressort de la théorie des
probabilités, par leur utilisation du mouvement brownien, des martingales, des
équations différentielles stochastiques et de l’intégrale d’Itô. Elles développent de façon originale une théorie du risque, elles forgent des concepts et s’appuient,
conceptuellement, sur toutes les branches des mathématiques.
Avant d’être matière d’enseignement, elles constituent un champ de recherche. Au
congrès international des mathématiciens de Zürich, en 1994, notre collègue allemand
Hans Föllmer en avait donné un aperçu brillant, qui malheureusement n’a pas été
rédigé. Mais nous disposons aujourd’hui, en français et en anglais, d’une excellente
introduction aux aspects fondamentaux des mathématiques financières, à la suite d’un
colloque organisé par notre collègue Marc Yor en 2005 à l’Institut de France. L’édition
originale est l’édition française. Elle date de 2006 et son titre est « Aspects des
mathématiques financières
 ». L’édition anglaise, de 2008, s’intitule « Aspects of
mathematical finance
 ». Le contenu est le même, et on peut utiliser les deux livres
pour comparer le vocabulaire dans les deux langues. Cependant les deux titres ne sont
pas équivalents : les mathématiques financières sont des mathématiques, et c’est
l’essentiel du livre ; la finance mathématique est de la finance, et c’est l’objet d’un
seul chapitre. Les auteurs sont tous européens, et sont des spécialistes mondialement
connus comme mathématiciens. Ce n’est pas un gros ouvrage (80 pages), il est très
riche de contenu, et lumineux dans tout ce qu’il traite. Je ne vais pas tenter de le
résumer, mais je le prendrai comme point de départ de ma réflexion sur la lumière et
les ombres.

Le mouvement brownien

Il est lumineux de décrire l’évolution des cours de la Bourse comme un processus
stochastique. C’est ce qu’a fait Bachelier dans sa thèse en 1900, et le processus qu’il
introduit n’est autre que le mouvement brownien. Selon Norbert Wiener qui en a fait
la théorie mathématique dans les années 1920, ce processus est « the fundamental
random function
 », la fonction aléatoire fondamentale. Sa théorie est un des joyaux
des mathématiques, et son rôle est fondamental non seulement en probabilités, mais
dans l’ensemble des mathématiques et dans l’ensemble des sciences. Le mouvement
brownien est typique du caractère interdisciplinaire des mathématiques. Son nom
provient des observations faites par un botaniste, Robert Brown, sur le mouvement
désordonné de particules en suspension dans un liquide. L’élucidation de ce
mouvement est l’œuvre d’un physicien, Albert Einstein, et l’exposé le plus parfait de
la cinématique du mouvement brownien est dû à un autre physicien, Paul Langevin ;
l’équation de Langevin est le paradigme des équations différentielles stochastiques.
Einstein a inspiré Wiener, et Bachelier a été découvert par Kolmogorov. L’objet
mathématique introduit par Wiener a été exploré par Paul Lévy, et c’est Paul Lévy qui
l’a appelé le mouvement brownien. Il vient de plusieurs sources, et il irrigue
maintenant de vastes domaines de la science. Son application à la finance au moyen
de la formule de Black et Scholes, qui date de 1973, s’est avérée essentielle, et c’est
un retour imprévu à son introduction par Bachelier.

Les martingales

Un autre coup de projecteur sur la finance est la théorie des martingales. Comme
notion mathématique, les martingales ont été introduites dans les années 1930 par
Jean Ville, et leur théorie et leurs usages se sont étendus de façon explosive à la suite des travaux de J.L. Doob des années 1950. En temps discret, une martingale décrit
exactement l’évolution au cours du temps de l’état de la fortune d’un joueur qui est
libre, à chaque instant, de choisir comme il lui plait sa façon de jouer, sous la seule
contrainte que l’espérance des pertes soit égale à l’espérance des gains.
L’exemple le
plus simple est la martingale dyadique, où le joueur détermine seulement sa mise,
avec chances égales de la doubler ou de la perdre. La martingale de Saint-Pétersbourg
(j’ignore son origine, mais elle est ancienne) consiste à miser à chaque instant le total
de ses pertes plus un rouble si l’on est en situation de perte, et zéro si l’on est en
train de gagner. Ainsi, si on gagne un rouble au premier coup, on s’arrête, et sinon
on mise deux roubles. Après le second coup, on peut avoir gagné 1 rouble, auquel cas
on s’arrête, ou perdre 3 roubles, auquel cas on en mise 4. Le miracle est qu’en jouant
sans limitation de temps ni de fortune, on est presque sûr de gagner un rouble. Dans
le « presque » se dissimule le risque, le risque de tout perdre quand le temps ou la
fortune sont limités. En temps fini, il n’y a pas de martingale gagnante : c’est là un
point essentiel de la théorie.

Arbitrages

En termes financiers, la martingale équivaut au non-arbitrage. Le terme d’arbitrage
est trompeur. Pour le comprendre, il est indiqué de consulter un dictionnaire anglais :
« arbitrage » signifie vendre où c’est cher et acheter où c’est bon marché. Quand il
n’y a pas d’arbitrage possible, le marché est parfaitement équilibré. Dans l’économie
de marché, l’arbitrage est un régulateur, il contribue à lisser les déséquilibres. Mais
c’est là que se trouve le profit des banques et de tous les opérateurs financiers. Le
métier des traders est de traquer les déséquilibres de toute nature pour en faire de
l’argent. Les analystes financiers, les « quants », vont analyser l’évolution des
marchés et permettre en principe aux banques de contrôler les risques, et de ne pas
laisser les traders faire n’importe quoi. Jusque là, l’arbitrage est justifié comme
inhérent à l’économie de marché, même si la libre circulation des capitaux aboutit à
des transferts considérables et à des sommes vertigineuses : on évalue à 500 000
milliards de dollars le flux annuel du marché des produits dérivés, c’est-à-dire 10
fois le PIB mondial. Il n’est pas étonnant qu’au sein de cet énorme trafic se
développent de sombres machinations.

En fait, les arbitrages sont d’autant plus fructueux pour les banques et les
investisseurs que les déséquilibres sont plus nombreux et plus importants. Il est donc
dans la logique du système de créer des déséquilibres. Les fonds d’investissement ont
ce rôle. Parmi ces fonds, les « hedge funds », au nom bien inoffensif (on pourrait le
traduire par « fonds de couverture »), ont une redoutable efficacité, en spéculant à très
court terme. Les proies sont les entreprises en difficulté, et le mécanisme est l’effet
de levier. Ainsi, alors que l’arbitrage a dans son principe une fonction stabilisatrice,
il tire parti des dysfonctionnements et il les amplifie. Pour obtenir des rendements
mirobolants, tout est bon pour les fonds financiers. Les rumeurs jouent leur rôle, en
constituant, suivant la formule de Keynes, des anticipations auto réalisatrices [4].
Les subprimes, avant de déclencher la crise actuelle, ont été une source de profit si juteuse
qu’on les trouve, camouflées et titrisées, dans les banques du monde entier ; on les
appelle aujourd’hui les créances pourries. L’opacité du système est traduite et
accentuée par les paradis fiscaux et le secret bancaire. Mais l’opacité est le cadre
naturel du capitalisme financier.

Efficacité

Face à la pratique financière, les mathématiciens fournissent des concepts, des
modèles, des méthodes et des règles. L’efficacité de ces mathématiques est certaine ;
sans elles, le marché des produits dérivés ne serait pas ce qu’il est.
D’autre part, leur
usage est contesté ; le rapport de la Banque de France est instructif à cet égard. Leur
utilité mérite examen, et j’y reviendrai brièvement. Pour le moment je désire insister
sur un seul point. Comme toutes les mathématiques, les mathématiques financières,
qu’elles soient élémentaires ou sophistiquées, sont claires. Il n’y a en elles rien de
caché, rien d’obscur ; on peut les exposer, elles sont communicables. L’image qui
vient à l’esprit est qu’elles projettent dans le monde de la finance des spots lumineux,
qui en éclairent une partie et laissent le reste dans l’ombre. Selon cette image, c’est
dans cette ombre, hors de leur champ, que se déroulent les magouilles et les coups
bas, que des pauvres gens sont jetés à la rue et que des fortunes gigantesques
s’établissent sur des décombres. Les mathématiciens apporteraient la lumière, et
n’auraient que faire de l’ombre. Ils seraient comparables à des ingénieurs de
l’automobile, qui ne sont responsables ni des malfaçons ni des accidents de la route.
Mais cette image est incomplète.
Je dois à Hans Föllmer, grand spécialiste de la théorie du risque, une remarque
essentielle. C’est que, dans le domaine de la finance, c’est la lumière qui crée l’ombre.
L’ombre n’est pas seulement, comme en toute science, ce qui reste inconnu au-delà
des frontières de la connaissance. Elle est, dans le monde actuel de la finance,
consubstantielle à la lumière. Quitte à forcer la note, je dirais que dans ce monde de
la finance tout nouveau progrès crée un nouveau désordre.
Il n’est donc pas possible aux mathématiciens, moralement parlant, de s’en
désintéresser. Et, pour les raisons que j’ai dites, je pense aux mathématiciens en
général et pas seulement à ceux qui travaillent dans les mathématiques financières.
Dans ce type de réflexion nous avons un retard sur les physiciens et sur les
biologistes. Mais le choc de la crise financière est un bon stimulant pour nous y
mettre. Et c’est effectivement le cas, on le voit en feuilletant la revue Math-Appli ou
la Gazette des mathématiciens, ou même la Lettre de l’Académie des Sciences, et bien
plus encore en consultant sur son site Images des mathématiques CNRS. Si cette
réflexion n’a pas transpiré dans la grande presse, je pense au Monde et à un article que
certains d’entre nous avaient rédigé en réponse à celui de Michel Rocard, c’est que la
grande presse n’en a pas voulu. Une émission récente de France Culture a abordé ce
thème [5] Il est temps d’aiguiser la réflexion.

Incidences universitaires

La question de l’enseignement des mathématiques financières mérite un autre
regard que celui de Michel Rocard. La discipline, par ses débouchés et par son intérêt
propre, attire beaucoup de bons étudiants. Est-ce un bien, est-ce un mal ? D’un côté
cela accroît le poids des sciences et surtout des mathématiques dans les formations de
type universitaire, d’un autre côté cela le déséquilibre. La loi LRU s’accommoderait
bien de chaires de mathématiques financières financées par l’industrie financière, et
l’orientation exclusive vers la finance pourrait tuer la poule aux œufs d’or, la
mathématique des probabilités et la mathématique dans son ensemble.
La bonne
réaction n’est sûrement pas de se replier sur un pré carré de mathématiques pures.
Moralement et intellectuellement parlant, je ne connais pas de plus pur chez les
mathématiciens que certains de ceux qui contribuent aux mathématiques financières.
C’est en élargissant le champ d’intervention des mathématiques qu’on résistera le
mieux à une orientation exclusive vers les mathématiques financières.

L’utilité des mathématiques

La crise aiguise d’autres questions. À quoi servent les mathématiques ? C’est une
question permanente, et nous avons tout un arsenal de réponses, ne serait-ce qu’avec
les publications de l’APMEP. Mais à qui servent-elles ? À qui profitent-elles ?
Pourquoi les recherches s’orientent-elles dans telle ou telle direction ? Ce sont là des
problèmes de société autant que des problèmes scientifiques. Nous bénéficions en
mathématiques d’un héritage ancestral prestigieux et d’intérêt permanent, en même
temps que d’un dynamisme propre de la recherche. Au-delà de leur usage dans tel ou
tel secteur d’activité, par exemple aujourd’hui la finance, y a-t-il une utilité
permanente des mathématiques, qui justifie leur enseignement ? Y a-t-il une utilité à
long terme, qui justifie les moyens donnés à la recherche en mathématiques ?
La réponse à ces deux questions me paraît évidemment positive, mais elle mérite
d’être argumentée. Sur l’utilité permanente, nous avons une foule d’exemples ; le
plus frappant est peut-être le rôle imprévu des nombres premiers, des nombres
premiers d’Euclide, dans la cryptologie contemporaine. Et cet exemple nous montre
aussi que l’utilité pratique des mathématiques peut être à très long terme.
Comment envisager aujourd’hui le long terme ? Comme dans toutes les autres
sciences, une partie de la recherche en mathématiques est entraînée par la demande
sociale. Dans la société actuelle, la demande sociale prédominante est celle du
capitalisme financier. Mais les craquements que nous connaissons révèlent que le
capitalisme financier n’est pas éternel. Qu’est-ce qui va suivre ? Personne n’en sait
rien, mais la question intéresse l’humanité dans son ensemble et, sous une forme ou
une autre, elle va émerger dans le débat démocratique. Une nouvelle demande sociale
peut se faire jour pour éclairer des pistes vierges, et les mathématiciens devraient être
prêts à collaborer avec d’autres pour répondre à cette demande. Il y a des signes avant-coureurs.
Il y a quelques années, le Parlement européen a été saisi d’une proposition
de mettre à l’étude les conséquences qu’aurait une taxation sur les mouvements de
capitaux, la « taxe Tobin », et c’est seulement à quelques voix près que la proposition
a été rejetée. Aurait-elle été retenue, il est certain que des équipes interdisciplinaires se seraient mises au travail pour modéliser la taxe Tobin et indiquer ce qu’elle
entraînerait. Quel qu’eût été le résultat de cette étude, elle aurait mis en branle une
nouvelle activité de modélisation mathématique. L’occasion reviendra, je crois, sous
des formes beaucoup plus variées et plus intéressantes.
L’exploration devrait se faire
tous azimuts, à partir de la suppression des dogmes de la libre circulation des capitaux
et de la concurrence libre et non faussée, et d’un large débat démocratique. On
recommence à parler de la macroéconomie. Étudier des modèles économiques dont le
moteur serait la satisfaction des besoins humains fondamentaux et non le profit de
quelques-uns, serait l’occasion d’une collaboration sur de nouvelles bases entre
économistes et mathématiciens. Il en est de même si on pense à l’économie de
l’énergie, ou à l’économie des ressources naturelles, avec dans ce cas la collaboration
obligée de physiciens et de géologues.

L’avenir du système bancaire

S’agissant du système bancaire, il y a un paradoxe. Nous confions plus d’argent
aux banques qu’aux États. Dans un État démocratique, les citoyens ont voix au
chapitre pour savoir, et pour décider en principe, ce que l’État fait de leur argent. Mais
ce que les banques font aujourd’hui nous échappe complètement. Faut-il étatiser les
banques ? Faut-il, au contraire, leur confier des missions économiques spécifiques
comme elles en avaient souvent la pratique autrefois ? Faut-il permettre entre elles la
concurrence, ou mettre en place une coopération sous des objectifs économiques
d’intérêt commun ? Faut-il une monnaie unique gérée par une banque centrale ? Faut-il,
comme on l’a proposé récemment, laisser se développer des systèmes monétaires
indépendants, selon les régions et les secteurs d’activité [6]. ? Doit-on considérer la
banque comme un service public, au service de l’économie générale et des usagers,
comme la Poste en France en donnait une préfiguration avant de s’aligner sur le
système actuel, au service des investisseurs, donc du capital ? Quels seraient alors les
fonctions et le mode de fonctionnement du pôle financier public proposé par
certains [7]. ? Les questions ne manquent pas, et notre première responsabilité est de
contribuer à les poser et à les aborder comme citoyens. Si le débat démocratique
s’amplifie, il peut aboutir à une réorientation prometteuse des mathématiques
financières. Notre responsabilité comme mathématiciens est de nous tenir prêts à cette
éventualité.

Utopie et avenir

Tout cela est du domaine de l’utopie, dira-t-on, et on aura raison. Pour conclure
ma conférence, je vais m’écarter du thème de la lumière et des ombres pour dire un
mot de l’utopie et de la place qu’y peuvent jouer les mathématiques.
L’utopie concerne ce qui n’a jamais été fait. À cet égard, toute vision du futur
devrait être utopique. Les mathématiques, comme toutes les sciences, sont à la
recherche de l’inconnu, et ce qu’elles découvrent est souvent imprévisible. Les
mathématiques contiennent une part de rêve, comme l’utopie. Mais, au contraire de l’utopie, ce qu’elles mettent en forme est solide, que ce soit ou non réalisé en
pratique. Elles peuvent nourrir et étayer l’utopie.
Parmi les exemples historiques, je pense à l’utopie de Platon, à sa cité idéale,
constituée de 5 040 foyers. [8].
Les utopies que nous pouvons développer aujourd’hui sont d’une tout autre
ampleur que celles de Platon. Dans le débat démocratique, il y en aura de stimulantes,
de prometteuses, et aussi d’impraticables ou d’absurdes. Avant toute tentative de mise
en œuvre des idées qu’elles renferment, il faut les mettre à l’épreuve.
Les
mathématiques peuvent avoir alors un rôle analogue à celui qu’elles ont dans
l’invention industrielle : modéliser, tester, prévoir. Si, face à la situation actuelle,
l’imagination des individus et des peuples fait apparaître des utopies nouvelles, il sera
de bonne politique de les modéliser et de les tester. Ce sera un nouveau champ ouvert
aux mathématiciens et aux mathématiques, au sein ou à côté des sciences politiques
et sociales.
Pour ce qui est des mathématiques financières, leur avenir, selon moi, n’est pas
de disparaître avec les décombres du capitalisme financier, mais d’élargir leur domaine
et de se transformer profondément sous la pression de besoins nouveaux, et de
répandre leurs lumières sur un champ plus vaste au bénéfice de l’humanité tout
entière. [9]

Vous me pardonnerez de conclure cette conférence de façon aussi emphatique. Il
me fallait bien tenter de répondre de façon appropriée à l’extrême ambition du titre que
j’avais proposé. Merci de votre attention si vous m’avez suivi jusqu’au bout.

Notes

[1Conférence inaugurale des Journées Nationales de l’APMEP Rouen, samedi 24 octobre
2009.

[2jean-pierre.kahane@math.u-psud.fr

[3On m’a signalé une entreprise, cotée en Bourse, qui avait fait l’objet de plusieurs LBO
successifs ; c’est une façon de manipuler les cours en Bourse de l’entreprise

[4Voici une histoire classique pour illustrer la notion d’anticipation auto réalisatrice. Y
a-t-il une influence des taches solaires sur les cours de la Bourse ? Non évidemment. Mais
si une propagande bien menée persuade une partie du public que la réponse est positive, lesopérateurs en tiendront compte et, du coup, les taches solaires auront une influence sur le
cours de la Bourse

[5Contre-expertise, 31 juillet 2008 : « Crise financière, l’économie victime des
mathématiques ? » Noter la contribution de Joachim Lebovits.

[6Hervé Kempf, Le Monde, 31-07-09

[7Denis Durand, l’Humanité, 26-08-09

[8La décomposition d’un entier en facteurs premiers devait être une découverte
mathématique récente, et elle est mise en œuvre dans le choix du nombre 5040

[9Marc Yor me fait observer que les bonnes mathématiques qui se développent sous le
nom de « mathématiques financières » ne sont pas nécessairement liées à la finance. Par
exemple, les études de risque financier peuvent servir à l’étude d’autres risques. Dans
certains cas, les « MF » sont un habillage. L’habillage « MF » peut être à la mode, mais
les MF transcendent les problèmes purement financiers. Les croire inexorablement liées à
la finance, c’est un peu comme si, à la suite d’une première présentation des probabilités,
les élèves de lycée étaient persuadés que les probabilités relèvent exclusivement du
domaine des jeux de cartes.

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