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Les urnes d’Ehrenfest

Kylie Ravera [1]

Il existe des expériences de pensée toutes simples en apparence capables de conduire physiciens, chimistes, mathématiciens, philosophes, et, plus bizarrement, hommes politiques, jusqu’aux vertigineuses limites du temps et de l’espace ; celle des « urnes d’Ehrenfest » vous invite à embarquer vers ces horizons insoupçonnés.

Tout commence par une observation à la portée de chacun : prenons une enceinte hermétique séparée en deux compartiments de taille égale reliés entre eux par un fin tuyau. Laissant vide le compartiment B, remplissons le compartiment A d’un gaz quelconque et observons la suite des événements.

Assez rapidement, les molécules de gaz vont migrer du compartiment A vers le compartiment B, jusqu’à l’établissement d’une situation d’équilibre.

En moyenne, le nombre de molécules dans chaque compartiment sera identique – même si rien n’empêche les molécules de circuler d’un côté à l’autre. Il n’en faut pas plus pour que le paradoxe de l’irréversibilité vienne pointer le bout de son nez : alors même qu’aucun phénomène physique au niveau moléculaire n’empêcherait toutes les particules de revenir dans leur compartiment d’origine, force est de constater que cela ne se produit pas au niveau macroscopique.

C’est sur ce paradoxe que les époux Ehrenfest se sont penchés au début du Xxème siècle, en imaginant un modèle qui simplifie à l’extrême celui de la diffusion des gaz.
Les deux compartiments sont remplacés par deux urnes, dont on remplit la première de N boules numérotées en laissant la deuxième vide.

On tire ensuite de façon totalement aléatoire un numéro entre 1 et N et la boule désignée change d’urne. L’opération se répète ce qu’il convient d’appeler un grand nombre de fois et on consigne les résultats.

Première constatation : lorsque le nombre de boules est faible, le phénomène n’est pas du tout irréversible ! Avec 3, 4 ou même 8 boules, des retours à l’état initial sont constatés en moins d’une centaine de tirages (en ordonnée est indiqué le nombre de boules dans l’urne A) :

On remarque toutefois que ces retours à l’état initial sont de moins en moins nombreux au fur et à mesure que N augmente. Avec N = 500 et plus de 10 000 tirages, on n’oscille plus que très légèrement autour du point d’équilibre – celui où le nombre de boules est le même dans les deux urnes.
Cela induit le genre de question qui peut vous empêcher de fermer l’œil de la nuit :
est-il possible de revenir dans l’état initial quel que soit le nombre N et si oui, au bout de combien de temps ?

Un peu de mathématiques permet de répondre à ces questions.

L’état du système à un instant donné est entièrement décrit par la connaissance du nombre de boules qui occupent l’urne A. Il existe N + 1 états différents, que nous appellerons $E_0, E_1, …, E_N$ avec E_i l’état où i boules se trouvent dans l’urne A. On note ensuite p(i,j) la probabilité de passer de l’état $E_i$ à $E_j$ après un nouveau tirage. Comme seule une boule change d’urne à chaque tirage, il est impossible de passer de $E_i$ à $E_j$ si ces états ne sont pas successifs, ce qui implique p(i,j) = 0 pour $|i-j|\ne1$
De plus,

  • $p(i,i-1)=\frac{i}{N}$ pour i dans [1, N], puisque c’est la probabilité que la boule déplacée soit l’une des i boules de l’urne A ;
  • $p(i,i+1)=1-\frac{i}{N}$ pour i dans [0, N - 1], puisque c’est la probabilité que la boule déplacée soit l’une des N - i boules de l’urne B.

Si $X_n$ est le nombre de boules dans l’urne A à l’instant n, on voit que la suite est une suite de variables aléatoires dont le n-ème terme ne dépend que du (n - 1)-ème. Il s’agit précisément de la définition d’une chaîne de Markov : sachant le présent, le futur est indépendant du passé (et c’est là que notre ami philosophe se frotte les mains). Les p(i,j) ne sont rien d’autre que les coefficients de la matrice de transition T de la chaîne.

De plus, il est possible de passer de n’importe quel état $E_i$ à l’état $E_j$ en un nombre fini d’étapes : nous avons à faire à une chaîne dite irréductible.

Cette découverte nous permet d’exploiter tout l’attirail des propriétés des chaînes de Markov irréductibles.
En particulier, l’existence d’une loi stationnaire unique $P=(p_0, p_1,... p_N)$ telle que PT = P avec $\sum p_k=1$ : il s’agit de la distribution stationnaire de la chaîne. En résolvant l’équation pour la chaîne d’Ehrenfest, on trouve $p_k=\binom{N}{k}/2^N$. Le lecteur bien informé aura reconnu la loi binomiale $B\left( \frac{1}{2} ,N \right)$

Intéressons-nous à présent à l’évaluation du temps de premier retour à un état $E_k$, soit le temps (ou le nombre de tirages) après lequel on peut espérer se retrouver dans l’état $E_k$. On démontre [2] que pour une chaîne de Markov irréductible de distribution stationnaire P, ce temps a pour espérance $1 \over p_k$

On constate alors que le temps nécessaire au retour de toutes les boules dans l’urne A, soit dans l’état $E_N$ , a pour espérance $2^N$ .
Nous avons là la réponse à notre angoissante question : pour un observateur disposant d’un temps infini, l’irréversibilité n’est qu’illusoire. Tout comme les N boules finiront par revenir dans l’urne A, le gaz dispersé dans les deux compartiments finira par se retrouver dans un seul … au bout d’un temps de l’ordre de 2 N . Mais que vaut N ? Pour un système macroscopique, l’ordre de grandeur à considérer est celui du nombre d’Avogadro ($6,02 \times 10^{26}$ ) qui transporte l’observateur du domaine des molécules jusqu’au seuil du visible. Si l’on compte un tirage par nanoseconde, et qu’on estime à 15 milliards d’années l’âge de l’univers, (soit environ $5 \times 10^{26}$ nanosecondes), on se rend compte que $2^{6.02\times 10^{26}}$ est … vertigineusement plus grand ! Voilà donc le temps qu’il nous faudrait attendre en moyenne pour voir toutes nos molécules de gaz retourner dans l’enceinte A. En pratique, la superposition d’un très grand nombre d’états réversibles peut donc conduire à un état irréversible.

« Un système isolé évolue toujours vers son maximum d’entropie » : voilà ce qu’établit le deuxième principe de la thermodynamique, qui trouve une illustration dans l’expérience que nous venons d’évoquer. Urnes et enceintes se stabilisent dans un état de « désordre maximum ». Au grand dam, peut-être, de nos hommes politiques et de leurs tentatives visant à faire régner l’ordre sur une planète qui, jusqu’à preuve du contraire, pourrait bien se comporter comme un système isolé…

Bibliographie

Document ressources Terminale S spécialité « Matrices » (pages 11 à 13 et 53 à 63)
http://media.eduscol.education.fr/file/Mathematiques/62/6/ressource_specialite_v5_210626.pdf

Feller William, An Introduction to Probability Theory and its Applications, volume 1 de 1950 ; il traite du modèle d’urne d’Ehrenfest p. 121, 377, 397, 415, 425, et donne deux références :

  • Ehrenfest P. et T., Über zwei bekannte Einwände gegen das Boltzmannsche H-Theorem, Physikalische Zeitshrift, vol 8 (1907), p. 311-314 ;
  • Kac M., random walk and the theory of Brownian motion, Amer. Math. monthly, vol 54 (1947) p. 369-391.

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