502

Parlons enseignement des mathématiques avec Cédric Villani Une interview de Cédric Villani lors des Journées de Metz

Cédric Villani a prononcé la conférence d’ouverture des Journées Nationales de
Metz, le samedi 27 octobre. Nous en rendrons compte dans un prochain bulletin. Le
lendemain matin, il a accepté avec beaucoup de gentillesse de consacrer ¾ d’heure
de son temps aux lecteurs du Bulletin Vert, pour une interview consacrée à
l’enseignement des mathématiques.

Catherine Combelles : Tout d’abord, nous vous remercions de vous être déplacé
pour nous donner cette si belle conférence. Les professeurs français souffrent de ne
pas être suffisamment reconnus, et ce geste montre à quel point vous les prenez en
considération. Ils seront tous, certainement, sensibles à cette attention.

Cédric Villani : La considération portée aux enseignants est une question
importante. Quand on compare les systèmes d’enseignement des différents pays, on
constate une grande diversité. Mais ceux qui réussissent bien sont ceux où les
professeurs sont reconnus et ont un statut social élevé : le Japon, la Corée, les pays
du nord de l’Europe.

CC : Je vous remercie d’autant plus que cette conférence était manifestement très
sérieusement travaillée et préparée avec un grand soin.

CV : Je prépare toujours très sérieusement les conférences de vulgarisation,
beaucoup plus que les cours. Non que je néglige la préparation des cours, bien sûr, et
s’il m’arrive un jour de manquer de temps pour le faire bien, j’en souffre ; mais les
étudiants sont un public engagé à qui il ne faut pas donner un discours trop mâché :
il faut les amener à s’adapter, à chercher, à discuter.
Par contre, je prépare toujours très soigneusement les conférences grand public. En
outre, je ne parle pas de Poincaré pour la première fois : j’en ai déjà parlé plusieurs
fois au cours de cette année 2012, centenaire de sa mort, et je note chaque
fois les améliorations possibles : j’améliore les transitions, je modifie l’ordre
d’exposition, …

CC : Vous nous avez dit hier avec assurance que Paris est la capitale mondiale des
mathématiques. Est-ce aussi indiscutable ?

CV : Certainement. Bien sûr, on pourrait penser à d’autres lieux où les
mathématiques jouent un rôle important : les universités américaines prestigieuses,
Harvard, Princeton, Berkeley ou Stanford, par exemple. Mais Paris l’emporte par la
variété des sujets traités et par le foisonnement des idées. Il y a un millier de
mathématiciens à Paris, c’est énorme et aucune autre capitale ne peut rivaliser, sans
parler du nombre de récompenses ou du nombre d’institutions qui s’y occupent de
mathématiques. Cette tradition ancienne s’est pleinement développée au 18
e
siècle,
et elle a accompagné la Révolution française, époque où les sciences ont joué un rôle
extrêmement important. Aujourd’hui encore, le nom de la Sorbonne fait rêver dans
le monde entier !

CC : Peut-on parler d’une formation à la française en mathématiques ?

CV : Il est difficile de répondre à cette question. La réalité sur le terrain est très
changeante. Mais un point fort traditionnel de l’enseignement français est
l’importance donnée à l’abstraction. C’est aussi son point faible d’ailleurs. Cette
importance de l’abstrait se retrouve dans la recherche. Les Français sont attachés à
l’idéal et à l’abstraction, et cette tournure d’esprit est favorable au développement
des mathématiques. Les mathématiques, même si elles sont nées du réel et si elles ont
un impact sur le réel, sont, par définition, la science de l’abstraction. On essaie en ce
moment d’aller contre cette tendance et de revenir à du concret dans l’enseignement,
et de façon trop poussée à mon avis. C’est un mouvement de balancier après des
excès dans le sens de l’abstraction. Je crois que nous sommes allés trop loin, mais je
pense que l’on arrivera finalement à un équilibre.

En termes de pratiques, l’enseignement français est marqué par le contrôle et la
sanction. J’ai été parent d’élève en France et aux États-Unis et j’ai pu comparer les
deux systèmes. La place accordée aux disciplines scolaires est plus importante en
France et il faut s’en féliciter, mais aux USA, les messages donnés aux enfants sont
beaucoup plus positifs. Les professeurs insistent sur leur réussite et ne leur font que des compliments, et les enfants prennent confiance en eux. Du reste, les étudiants
américains nous paraissent parfois trop sûrs d’eux ! En France au contraire, les
discours positifs sont trop rares. Il est hors de question de prôner un modèle unique,
mais il est intéressant d’observer les systèmes d’autres pays et d’en tenir compte.
Cette sévérité française a des répercussions : le redoublement, par exemple reste
important alors que son inefficacité est démontrée. Mais il est difficile de modifier
les habitudes.

CC : Parlons plus précisément de l’enseignement des mathématiques. Un obstacle
important pour les professeurs du secondaire est aujourd’hui la question du calcul.
Les consignes officielles demandent ces dernières années de ne pas s’appesantir sur
l’apprentissage du calcul, de renoncer à des exercices techniques, et les professeurs
se plaignent, eux, du niveau très faible de leurs élèves en calcul, y compris en
terminale scientifique, où bien des élèves ignorent par exemple l’utilisation des
identités remarquables de base. Quelle est votre opinion sur cette question ?

CV : Je pense qu’il est bon et sain de faire des calculs. C’est une occasion de se
concentrer pendant quelques minutes sur un point particulier. Bien sûr, faire des
mathématiques, contrairement à ce que pensent beaucoup de journalistes, ce n’est
pas faire des calculs. Pour ma part, je ne calcule pas. J’empile des concepts. Mais le
calcul est une activité intéressante, tout comme la gymnastique en sport. C’est, de la
même façon, un entraînement nécessaire. Ma fille aime bien que je lui pose des
questions de calcul mental sur le chemin de l’école. Le calcul a un côté sportif qui
peut plaire aux enfants, développé parfois de façon phénoménale, au Japon, par
exemple.
En outre, dans un calcul numérique, l’attention portée aux ordres de grandeur, pour
prévoir une valeur approchée d’un résultat est très intéressante. Mais encore une fois,
l’essentiel des mathématiques, ce n’est pas de faire des calculs, c’est de faire des
raisonnements et des démonstrations.

CC : Vous nous avez montré hier la place essentielle dans les évolutions récentes des
mathématiques, à la fois de la statistique, des probabilités et de l’informatique. Ces
trois secteurs ont récemment pris une place grandissante dans les programmes de
mathématiques du secondaire : ainsi, on débute aujourd’hui dès le collège l’étude des
probabilités. Ces transformations sont-elles nécessaires ?

CV : Pour revenir sur la place de ces sciences, effectivement, la statistique et les
probabilités, d’une part, l’informatique d’autre part se sont énormément développées.
C’est une explosion spectaculaire, et elle a un impact sur notre vie de tous les jours
et dans toutes les disciplines. Je faisais l’autre jour un exposé à la Sorbonne sur la
classification des araignées. Il existe 40 000 espèces d’araignées. Comment les
classer ? Comment les placer sur un arbre ? Ce sont les probabilités et la statistique
qui permettent de résoudre la question à partir du séquençage de leur ADN, et avec
l’aide de l’informatique. Ce sont des outils qui permettent d’explorer des situations
complexes avec une grande efficacité. Quant à savoir si cela justifie qu’on les
apprenne dès le collège, c’est à rediscuter : ce sont des concepts délicats, qui
demandent un grand doigté pour être transmis de manière profitable.

CC : Notre problème est que cette évolution s’accompagne d’abandons. La
géométrie est mise au rancart et on ne parle plus du tout de géométrie dans l’espace
en première scientifique, par exemple.

CV : Je vais vous répondre sur un mode émotionnel : j’ai un grand amour pour la
géométrie plane. Elle m’a passionné lorsque j’étais lycéen : j’ai longuement lu et
annoté « la géométrie du triangle », c’est un excellent objet de formation. On y
apprend à enchaîner les arguments de façon logique, et avec un esprit inventif qui
s’appuie sur le dessin. On peut facilement s’approprier une figure, c’est une sorte de
laboratoire familier qui permet d’explorer. J’étais moins fanatique de géométrie dans
l’espace qui se prête moins bien à la démonstration.
Mais l’important n’est pas vraiment la question des contenus. Je vois deux objectifs
majeurs du cours de mathématiques :
• L’objectif numéro 1 est d’apprendre à emboîter des arguments de façon
logique.
• L’objectif numéro 2 est de montrer que ce cadre abstrait est extrêmement
efficace dans d’autres disciplines : c’est de mettre en œuvre un peu de
modélisation.

Ensuite seulement se pose la question des contenus. Mais ces contenus ne sont pas si
importants : l’énorme majorité des élèves oublieront le détail de ce qu’ils ont appris
au lycée, et ce n’est pas grave : il n’y a pas un théorème qui soit indispensable dans
la vie de tous les jours.
J’aime la statistique et les probabilités, et je les utilise en tant que chercheur, parfois
en tant qu’outil pour apprécier le monde environnant. Il est légitime de les inscrire
dans les programmes des lycées, mais seulement si on respecte les objectifs que j’ai
énoncés. D’abord, il faut que ce soit un cours construit, où l’on part de postulats de
base et où l’on démontre les outils qui seront utiles. Ensuite, il faut que l’on puisse
faire comprendre l’articulation entre le cours théorique et la situation concrète. Et de
toute façon, il s’agit de stimuler la capacité de raisonnement logique. S’il s’agit
seulement d’appliquer un théorème ou une recette toute prête, ça n’a aucun intérêt,
mieux vaut faire une autre activité plus stimulante à la place.

Et puis il ne faut pas que l’enseignant vive cela comme une contrainte. On touche là
au nœud du problème qui est la liberté de l’enseignant. Un enseignant doit croire à
ce qu’il fait pour être efficace. Il doit le juger important et utile pour avoir envie de
le partager, et il doit bien le connaître. Cela suppose qu’il ait une marge de liberté et
qu’il ne soit pas contraint à suivre comme un mouton un programme imposé. D’où
l’importance des horaires. Un horaire suffisant est aussi indispensable aux élèves.
Pour s’approprier un concept, il ne suffit pas d’en lire la définition, il faut avoir le
temps de le manipuler en faisant des exercices. J’ai un souvenir précis, sur cette
question : je n’ai vraiment compris ce qu’est une fonction que le jour où on m’a
demandé de prouver que toute fonction est la somme d’une fonction paire et d’une
fonction impaire. Je ne connaissais que les fonctions définies par des formules, et je
me suis demandé comment je pouvais traiter ce problème sans formule ! En résolvant
cet exercice, j’ai compris que l’on pouvait manipuler des fonctions abstraites, qui ne
soient pas données par des formules, morceau par morceau. Cette découverte, faite au détour d’un exercice, n’est pas évidente : il a fallu des siècles aux humains pour
dégager cette notion abstraite de fonction !

CC : Parlons de l’informatique, quelle place lui donner ?

CV : Il me semble important que tout le monde ait un jour écrit un programme. Car
apprendre de l’informatique, ce n’est pas apprendre à cliquer ou à écrire avec un
traitement de texte, c’est avant tout apprendre à programmer. Ce peut être une chose
simple, comme écrire un programme qui calcule les factorielles, mais il est
indispensable d’enseigner au lycée un peu d’algorithmique. Quant à savoir si c’est là
le rôle du professeur de mathématiques, c’est une autre question.
Mais je voudrais mettre deux idées essentielles en avant :
• L’informatique, c’est important.
• L’informatique ne dispensera jamais personne de la compréhension des
concepts mathématiques.

L’enseignement de l’informatique touche à deux autres questions fondamentales : les
interactions entre disciplines, parce que son étude suppose de développer des projets
qui doivent faire appel à d’autres disciplines, et la question de la formation continue,
parce qu’il ne faut pas forcer les enseignants à l’enseigner, mais d’abord les former
pour les convaincre de l’intérêt de cette étude.

CC : Pour conclure, qu’est-ce que ne doit pas ignorer aujourd’hui, à votre avis, un
bachelier scientifique d’une part, non scientifique d’autre part ?

CV : Oui, que retenir de tout cela ? L’idée essentielle à donner aux lycéens, c’est que
l’on peut raisonner rigoureusement, et arriver à des résultats intéressants en
manipulant des concepts abstraits. C’est qu’il n’y a pas de miracle, mais que les
choses ont une explication rationnelle. Les médianes d’un triangle sont concourantes.
Cela semble miraculeux, mais non, ce n’est pas un miracle, on peut le prouver. Je me
souviens d’avoir ressenti cela lorsqu’on m’a demandé de démontrer que dans tout
parallélogramme, la somme des carrés des côtés est égale à la somme des carrés des
deux diagonales. Quelle magnifique propriété ! Et on parvient à la démontrer. En
classe, il ne suffit pas de la vérifier en mesurant des longueurs, comme me le
proposait un jour un enseignant, il faut absolument le prouver !
Quant aux contenus, on peut vivre en ignorant le théorème de Pythagore, pourvu
qu’on sache qu’il existe un lien entre les longueurs des côtés d’un triangle rectangle.
De nos jours, quelques clics sur internet permettent de retrouver les détails. On oublie
très vite ce qu’on apprend au lycée.
Les questions de contenu agitent aussi beaucoup l’enseignement supérieur. Chaque
fois qu’on bâtit un programme d’étude, on assiste à des batailles homériques ! Mais
l’important n’est pas le détail des contenus, c’est de donner les moyens aux étudiants
d’apprendre ce dont ils auront besoin un jour et qu’il est illusoire de vouloir prévoir.
Et pour être capable d’apprendre d’autres choses, il faut avoir manié de l’abstrait.
En SVT, les programmes contiennent des connaissances très récentes. Les
professeurs enseignent des choses qu’ils n’ont jamais apprises dans leur formation
initiale. C’est difficile et cela suppose un effort régulier de formation continue. Je ne
crois pas que cette course éperdue vers les nouveautés soit indispensable. En mathématiques, par contre, à part en probabilité, la plupart de ce qu’on apprend date
d’avant 1800. Il y a un bon équilibre à trouver, en sachant que le plus important est
de préparer les élèves à une évolution des connaissances.

CC : Quelle place donner aux applications ?

CV : Traditionnellement, c’est une difficulté de l’enseignement français. Les
enquêtes internationales montrent que les élèves français sont mal à l’aise dans les
problèmes de modélisation. Il est important d’en faire régulièrement, dès le collège,
en utilisant des applications aussi variées que possible. Les applications donnent du
sens aux concepts mathématiques. La culture française est insuffisante sur ce point.
J’ai parlé un jour de la variété des applications des mathématiques devant un public
de journalistes français et allemands. C’était une découverte pour les Français et un
discours tout à fait banal pour les Allemands. Il faut que les lycéens aient conscience
du rôle des mathématiques dans les autres disciplines et dans toutes sortes de secteurs
d’activité. Il n’y a pas de métier qui se passe de mathématiques ! L’efficacité des
mathématiques dans les applications est quasiment magique ! Et malgré cela, je le
répète, l’essence mathématique reste abstraite ; si les applications peuvent servir de
motivation ou d’illustration d’un cours bien construit, elles ne doivent pas pour
autant manger trop de place par rapport à la théorie.

CC : Au nom de nos lecteurs, je vous remercie du temps que vous nous avez accordé
et de votre disponibilité.

Télécharger l’interview en intégralité

<redacteur|auteur=500>

Les Journées Nationales
L’APMEP

Brochures & Revues
Ressources

Actualités et Informations
Base de ressources bibliographiques

 

Les Régionales de l’APMEP