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Pourquoi la Géométrie ?

Jean-Pierre Kahane [1]

Au moment d’écrire ce petit article, je reçois le numéro spécial de Tangente sur
« Mathématiques et géographie, la Terre vue des maths ».
Je pense tout de suite aux merveilleux TPE que l’on peut bâtir à partir de ce
document. Et voici ce qu’il m’inspire.

La géométrie tire son nom de la mesure de la Terre. Y prête-t-on suffisamment
attention quand on l’enseigne ? Quand Égée a guetté le retour de Thésée il est monté
en haut du cap Sounion ; la hauteur du promontoire et la distance que ses yeux
pouvaient parcourir donnent une première idée de la rotondité de la Terre et de son
diamètre. Inversement, sachant que le tour de la Terre fait 40 000 kilomètres, une
promenade le long d’un sentier des douaniers est l’occasion de tester visuellement
l’usage d’une figure simple et du théorème de Pythagore.

À l’époque d’Henri le Navigateur [2] commencent à se poser des questions, plus
difficiles, de repérage en mer. La hauteur de la Polaire, ou à défaut du Soleil au
zénith, donne bien la latitude ; mais comment déterminer la longitude ? L’astronomie
et la construction des horloges ont rivalisé pour apporter des solutions. Mais à
l’époque de la Révolution française le problème était resté une motivation forte pour
des travaux importants : c’est l’origine et la raison d’être du Bureau des longitudes,
dont le premier responsable fut Arago, et dont la présidence est actuellement assurée
par l’astronome Nicole Capitaine, fille de l’historien des sciences René Taton.

La géométrie est inséparable de l’histoire des mathématiques et de l’histoire
humaine en général. Quid de son intérêt actuel, en relation toujours avec la
géographie ? On peut évoquer les satellites et le GPS. Je vais m’en tenir à la
cartographie. C’est un monde de découvertes mathématiques : que signifient les
lignes de niveau, les lignes de plus grande pente, les sommets, les cuvettes, les cols,
les bassins d’attraction des eaux, les reliefs, les contours et leur fractalité ? On peut
faire d’excellentes mathématiques à partir d’une carte de l’IGN. Nos collègues
littéraires devraient nous demander de commenter pour eux les premiers vers du
Voyage [3], de Baudelaire :

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.

C’est vraiment un univers mathématique qui s’ouvre avec la contemplation d’une
carte.
Nous voyons la géométrie à l’œuvre dans les transports, dans l’exploration
spatiale, dans la robotique avec le merveilleux problème, élucidé par Olivier
Faugeras, du repérage dans l’espace à partir de capteurs situés sur le robot. Pouvons-nous
en dire plus, sur la géométrie dans la vie courante, et sur la géométrie comme
science ?

Dans la vie courante, il n’est pas mauvais d’évaluer la surface de son
appartement. Comment ? Toutes les pièces ne sont pas rectangulaires, mais presque
toutes sont décomposables en triangles. Comment varient les surfaces avec les
longueurs ? Cela a beau être l’objet de la plus ancienne leçon de mathématiques dont
la littérature ait gardé trace, à savoir l’entretien de Socrate avec l’esclave de Ménon
au sujet du doublement du carré, c’est un apprentissage fondamental de la notion de
dimension. Quelle est la masse d’air contenue dans une salle de classe ? Et d’abord,
quel en est le volume ? Comment varient les volumes avec les longueurs ? Si on
fabrique des boules toutes égales avec de la terre glaise, combien en faudra-t-il pour
fabriquer une boule de diamètre double ? Dans les belles figures d’objets
autosimilaires que l’on trouve dans les ouvrages de Benoît Mandelbrot, que signifie
la dimension et comment peut-on l’évaluer ?

Je viens d’évoquer la géométrie fractale. Comme science, la géométrie est
multiforme, elle interagit avec presque toutes les sciences, la physique et maintenant
la biologie en premier lieu, et c’est une composante essentielle des mathématiques.
On n’imagine pas les équations aux dérivées partielles sans la géométrie
différentielle, ni la théorie des nombres sans géométrie algébrique. La géométrie du
triangle, que naguère on a traitée de haut, a été complètement renouvelée comme trait
d’union entre le discret et le continu, selon les idées de Gromov, qui font reposer les
géométries non-euclidiennes sur les propriétés de leurs triangles. L’analyse
fonctionnelle conduit à la géométrie des espaces de Banach, qui à son tour retentit
sur la théorie des probabilités. On pourrait dire qu’il existe des géométries au lieu de
parler de la géométrie. Parler de la géométrie a néanmoins un sens, comme de parler
de la mathématique. Dans le grand réseau des mathématiques contemporaines la
géométrie circule comme un liquide nourricier.

Tous les mathématiciens ne sont pas géomètres, mais la plupart le sont. Dans la
variété des œuvres de Riemann il y a un trait commun : l’intuition géométrique.
Gustave Choquet citait volontiers Lebesgue :

J’ai toujours été guidé dans mes recherches par des considérations
géométriques et, si je ne puis donner aucun de mes mémoires comme une
application caractérisée de l’Analyse à la Géométrie, il me semble que j’ai fait
constamment des applications de la Géométrie à l’Analyse.

La géométrie permet de structurer des images mentales, et c’est d’images
mentales qu’est constitué pour une grande part l’outillage intellectuel du
mathématicien.

Quid des enfants, dont bien sûr la plupart ne deviendront pas des
mathématiciens ? J’aime bien me référer à Condorcet, qui disait à leur propos :

Les chiffres, les lignes, parlent plus qu’on ne le croit à leur imagination
naissante, et c’est un moyen sûr de l’exercer sans l’égarer [4].

Les enfants comptent et dessinent, et les dessins d’enfants ne sont pas des figures
géométriques. Cependant on y trouve une stylisation de la réalité qui s’apparente à
une abstraction. Les figures géométriques peuvent les fasciner, et les familiariser,
qu’on en parle ou non, avec les symétries, les translations et les rotations, les
homothéties et les similitudes ; cercles et lignes polygonales forment déjà un matériel
considérable pour des expériences réelles et mentales. Les premières découvertes et
les premières démonstrations peuvent être des illuminations. Même si les
illuminations tardent à venir, il est bon d’avoir dans l’esprit des figures simples et
riches, dont l’exemple type est un triangle rectangle pourvu de sa hauteur. Un peu de
géométrie sphérique ramène à la géographie, un peu de géométrie des graphes à
l’informatique. Le choix est infini.

L’important dans le choix est moins d’accumuler des connaissances que de très
bien comprendre comment s’enchaînent les propriétés géométriques. Les définitions
et les démonstrations doivent soulager la mémoire, au prix d’un effort de mémoire
minimum. « Fait-on assez, disait Galois, pour que le raisonnement devienne comme
une seconde mémoire ?
 ». Galois pensait à des études déjà avancées. Mais dès le
départ la géométrie s’offre comme un champ privilégié pour exercer l’imagination
sans l’égarer, selon la formule de Condorcet.

Pourquoi la géométrie ?

Parce qu’on ne peut pas s’en passer, parce que c’est l’une des belles conquêtes de
l’humanité, et parce que c’est un merveilleux exercice intellectuel. Sans compter mille autres raisons

Notes

[1jean-pierre.kahane@math.u-psud.fr

[2Prince du Portugal, l’infant Henri (1394-1460), passionné de navigation, organisa
l’exploration des côtes africaines et favorisa l’essor de la cartographie et de la construction
navale.

[3Les Fleurs du Mal, CXXVI.

[4dans son « discours sur les Sciences Mathématiques prononcé au Lycée le 15 février 1786 » qu’on trouve sur le site Gallica à l’adresse :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58105584/f682.image.pagination

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