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Un scénario pour motiver l’introduction de la fonction exponentielle en terminale S

Par Nicolas Magnin [1]. & Marc Rogalski [2].

Introduction

Les programmes de 2002 ont fortement recommandé d’introduire la fonction
exponentielle via son équation différentielle, dans le but de faire le lien avec
l’utilisation de cette fonction dans le programme des sciences physiques, chimiques
et biologiques de la terminale S. Ce changement par rapport aux programmes
antérieurs, qui l’introduisaient comme fonction réciproque du logarithme, a, à
l’époque, soulevé beaucoup de discussions chez les enseignants du second degré
(voir [4]), et de fortes polémiques chez ceux du supérieur. Pour ceux qui ont choisi
de se conformer à cette recommandation, l’arbitraire de l’introduction de cette
équation différentielle, faute de lien véritablement motivé avec la physique, soulève
un certain malaise. Nous nous proposons ici de discuter comment une telle
motivation pourrait être développée dans le cours de mathématiques.

I. Difficultés de certains choix des programmes, autre possibilité de présentation

I.1. Ce que préconisent les programmes et les documents d’accompagnement
Les programmes en vigueur préconisent, pour la fonction exponentielle, de
développer les liens avec la physique, où elle est fondamentale pour l’étude des
phénomènes évolutifs du programme : mécanique, électricité, radioactivité. Les
instructions suggèrent, dans le but que cette fonction soit très tôt disponible pour son
usage en physique, qu’elle soit introduite précocement dans le cours de
mathématiques.
De surcroît, les documents d’accompagnement (voir [1]) encouragent une
introduction de la fonction exponentielle motivée par l’équation différentielle de la
radioactivité, censée être introduite par une expérimentation sur la radioactivité du
radon présent dans le sol.

I.2. Difficultés et obstacles pour cette approche
Nous voyons plusieurs obstacles notables au respect de ces conditions.

  • 1/ La complexité du phénomène de la radioactivité, qui se voit facilement en lisant
    le document d’accompagnement des programmes sur ce sujet (voir [1] et le texte de
    A. Warusfel [9]), paraît démesurée pour introduire une fonction somme toute assez
    simple, bien que fondamentale dans les deux disciplines. Elle est donc difficile à faire
    en début du programme de physique.
  • 2/ L’équation différentielle mise en évidence par l’expérimentation avec le radon
    n’est pas celle annoncée : c’est $y’’=-ky’$ car ce que met en évidence cette
    expérimentation, c’est « l’activité de radioactivité », c’est-à-dire la dérivée y’ de la
    fonction y où y(t) désigne le nombre d’atomes de carbone 14 à l’instant t (voir le texte
    de J.-P. Ferrier [2]).
  • 3/ La modélisation « continue » correspondante est loin d’être facile à justifier,
    s’agissant d’un phénomène discret et probabiliste (voir [1] et [7]). Du coup,
    nonobstant les recommandations, la modélisation est parachutée dans la plupart des
    manuels de physique comme de mathématiques.
  • 4/ La liaison effective et la coordination entre programmes et enseignants de
    mathématiques et de physique sont rarement réalisées dans les faits (voir par exemple
    le travail de F. Malonga [5]).

I.3. Un autre choix possible, objectifs
Bien entendu, du seul point de vue mathématique, bien des méthodes pour motiver
l’introduction de la fonction exponentielle existent (voir le texte de J.-P.
Friedelmeyer [4]). Citons par exemple :

 (1) la recherche d’une fonction dérivable traduisant l’évolution d’une grandeur
dont le taux d’accroissement lui est proportionnel, c’est-à-dire par l’équation
différentielle y’=ky (c’est ce que souhaitent les programmes de 2002, sans
l’imposer) ;

 (2) la recherche d’une fonction continue transformant les sommes en produits,
c’est-à-dire l’équation fonctionnelle $ f(x+y)=f(x)f(y)$ ;

 (3) la recherche d’une fonction continue prolongeant l’application $ r \mapsto a’$ définie
sur les rationnels ;

(4) la recherche d’une fonction continue dont le facteur d’accroissement entre x
et x + h soit indépendant de x (c’est-à-dire$\frac{f(x+h)}{f(x)}= g(h)$) ;

 (5) la recherche d’une fonction continue dont le taux d’accroissement relatif entre
x et x + h soit indépendant de x (c’est-à-dire $\frac{f(x+h)- f(x)}{h f(x)}=g(h) )$ ;

 (6) la recherche de la fonction réciproque de la fonction logarithme (programmes
d’avant 2002).

Chacune de ces introductions a des avantages et des inconvénients ; d’ailleurs, assez
souvent (sauf pour les présentations (3) et (6)), la preuve d’existence consiste à se
ramener à la présentation (1). Donc, et compte tenu de son importance en physique,
nous convenons ici de choisir la première présentation, comme les concepteurs des
programmes de 2002 le souhaitaient.

Quels objectifs peut-on alors se fixer pour le choix d’une motivation, pour les élèves,
de la présentation (1) ? Nous en dégageons quelques uns dans ce qui suit.

(a) Nous nous proposons de maintenir une motivation physique, mais par
l’intermédiaire d’un phénomène d’évolution bien plus simple que la radioactivité,
ne mobilisant aucune connaissance physique préalable du
programme de terminale S (et même d’avant !).

(b) Nous voulons lier l’approche par discrétisation et l’approche continue,
anticipant sur la méthode d’Euler, qui sera introduite ici par une discrétisation
physique naturelle, spontanée chez les élèves.

(c) Nous pensons qu’il faut donner le plus possible l’initiative aux élèves
notamment en ce qui concerne l’activité de modélisation, afin qu’ils voient
bien le lien avec la physique et le saut épistémologique de la physique à une
modélisation par les mathématiques.

(d) Nous souhaitons mettre en évidence le rôle des « expériences de pensée »
dans l’activité de modélisation en physique.

(e) Nous voulons que les élèves dégagent une motivation physique aux deux
approximations de exp(x), par les suites $(1+\frac{x}{n})^{n}$ et $\frac{1}{(1-\frac{x}{n})^{n}}$ . En effet, dans
la preuve d’existence proposée en [1], ces deux suites sont
« parachutées ».

(f) Nous voulons donner du sens à l’introduction de la fonction exponentielle :
elle n’est pas gratuite, mais rendue nécessaire pour résoudre un problème qui
conduit à rechercher des fonctions proportionnelles à leur dérivée.

Un objectif plus lointain, sans doute plus important, mais dont la réalisation
demanderait un travail en étroite collaboration entre l’enseignant de physique et celui
de mathématiques, pourrait être de greffer sur l’activité que nous proposons ici un
scénario commun plus vaste. Un tel scénario aurait pour but de dégager, à travers
l’étude de plusieurs problèmes de modélisation, la méthode de l’accroissement
différentiel. Nous y voyons deux objectifs. D’abord théoriser l’évolution d’un
phénomène physique par une équation différentielle, du côté de la physique. Ensuite,
faire mieux comprendre, du côté mathématique, la notion de dérivée comme
approximation locale affine, en interprétant le terme « négligeable » en terme
d’erreur relative.

Pour une première description de ce que pourrait être un tel scénario, on peut
consulter [8]. Pour l’intervention de la notion de primitive et de l’intégrale comme
moyen de mesurer des grandeurs dans un tel scénario, voir [7].

II. La proposition de scénario, les prévisions (ou « analyse a priori »)

II.1. Présentation aux élèves d’un dispositif physique à étudier : la dilution
d’une solution saline

Un bassin contient 100 litres d’eau salée, dans lesquels sont dissous 10 kg de sel. Une
arrivée d’eau pure, avec un débit de 10 litres/mn, démarre à l’instant 0. En même
temps que l’arrivée d’eau pure, une évacuation du mélange contenu dans le bassin est
assurée avec un débit de 10 litres/mn. L’homogénéisation du contenu du bassin est
assurée de façon permanente et instantanée par un mélangeur. Au bout d’une heure,
quelle quantité de sel reste-t-il dans le bassin ?

II.2. Les paramètres (ou « variables didactiques ») de la situation proposée

Remarquons d’abord qu’il n’y a aucune théorie physique préalable à maîtriser par les
élèves, il n’y a même aucune « loi » physique, aucune « formule » à appliquer
d’emblée : ils devront se débrouiller seuls, dans une situation immédiatement
compréhensible du point de vue phénoménologique (à comparer à la complexité
préalable des notions qui interviennent dans la radioactivité), mais sans indication ni
contexte.
L’hypothèse que nous faisons, et qui a été testée sur de nombreux publics à qui on
avait antérieurement présenté cette situation (étudiants de première année
d’université, moniteurs de l’enseignement supérieur, collègues universitaires
physiciens), est que l’absence de théorie physique préalable et le choix des variables
de la situation (débit de 10 litres à la minute, durée totale d’une heure = 60 minutes)
vont irrésistiblement amener les élèves à discrétiser le phénomène physique.

II.3. La procédure de discrétisation

La réaction spontanée des élèves va donc être de raisonner par étapes d’une minute.
Mais comment surmonter le caractère toujours variable de la concentration en sel de
la solution ?
Les élèves vont donc procéder par étapes d’une minute, pendant laquelle ils
supposent, en général implicitement, soit la quantité de sel constante,soit la
concentration en sel constante. On peut prévoir (et le travail en petits groupes est
essentiel pour voir surgir ce phénomène) que pour justifier ce fait ils vont imaginer
deux expériences de pensée (EP pour abréger). Dans la première (EP1), ils arrêtent
le robinet d’eau pure au début de la minute, laissent couler le robinet de vidange
pendant une minute (la concentration en sel est alors constante pendant cette
minute), puis complètent de façon instantanée avec 10 l d’eau pure.
Dans la seconde
(EP2), ils font l’inverse : arrêt de la vidange pendant une minute (pendant laquelle la
quantité de sel est constante
), puis vidange instantanée.
Il est facile de voir (en réinvestissant les suites géométriques de première) que EP1
débouche sur le résultat final pour le sel restant : $ S(60) = 10 x(0,9)^{60} = 0,01797…$,
alors que EP2 débouche sur $ S(60) = 10 x(\frac{10}{11})^{60} = 0 03284…$ , ce dernier résultat
étant presque le double du premier (voir en annexe 1 le détail de cette modélisation).

La discordance entre les deux résultats et le sentiment des élèves que le phénomène
est continu et non discret (on peut d’ailleurs leur demander de prévoir un tracé
qualitatif du graphe de la fonction $t \mapsto S(t)$ donnant la quantité de sel à l’instant t)
vont les amener à diminuer l’intervalle de temps de la discrétisation, le choix de la
seconde étant probable, compte tenu des paramètres choisis. On obtient alors
0,02466… et 0,02491… : l’écart se resserre !

À ce moment l’enseignant peut choisir de faire un petit saut dans le formalisme et
proposer aux élèves de généraliser leur démarche à un temps t quelconque, en
décomposant en n étapes de durée chacune $\frac{t}{n}$ . On trouve alors comme
approximations de la quantité de sel S(t) (voir le détail à l’annexe 1)

où on a appelé ici v les deux débits et V le volume de liquide dans le récipient (mais
on peut garder 10 l/mn et 100 l).

Le bilan de cette première partie de la situation devrait alors être, au plan particulier
du phénomène étudié, une conjecture des élèves : les deux fonctions $G_n$ et $H_n$
devraient, pour chaque valeur de t, converger quand n tend vers l’infini, vers une
quantité S(t) qui devrait être la vraie quantité de sel à l’instant t.

Un double saut épistémologique se profile là :

  • d’une part, l’idée qu’un phénomène réel ne peut parfois être modélisé que par un
    procédé de passage à la limite propre aux mathématiques, et plus précisément à
    l’analyse ; quelque chose de réel, de concret, n’est ainsi explicable qu’à travers des
    concepts abstraits et non algébriques ;
  • de l’autre, le fait qu’une fonction a priori inconnue, comme $t\mapsto S(t)$ dans notre
    problème, ne peut parfois être obtenue que comme limite (ici pour l’instant
    ponctuelle) d’une suite de fonctions connues plus simples (ici des polynômes).
    Si ce deuxième aspect ne pourra guère être développé en terminale, par contre le
    premier est l’un des enjeux philosophiques de la collaboration entre mathématiques
    et physique.
    De nombreux textes ont été publiés sur cette question (voir par exemple
    [6] et[8]), et nous n’y reviendrons pas ici, mais nous insistons sur le fait qu’il ne faut
    absolument pas éluder cette question dans les classes : pas de confrontation
    mathématiques-physique sans réflexion épistémologique
    .

Pour conclure sur cette première partie de la situation, nous voudrions évoquer le
problème de la méthode d’Euler. Dans la discrétisation qui sera sans doute mise
spontanément en œuvre par les élèves, il n’y a ni équation différentielle, ni solution
d’une équation différentielle qu’on souhaiterait approcher par une méthode
numérique : aucune « méthode d’Euler mathématique ». Il n’apparaît qu’une méthode
d’Euler physique
, qui consiste à discrétiser un phénomène réel en le regardant
évoluer de façon approchée à petits pas (ici, de temps). Il se trouve que la
discrétisation motivée par EP1 est exactement la méthode d’Euler qui est au
programme (appliquée à l’équation $y’= - \frac {v}{V} y$) et qu’elle a ainsi, dans cette
situation, une motivation issue d’un essai de modélisation. Pour EP2, c’est plus
compliqué (ce serait sans doute la méthode d’Euler rétrograde – partant de (t,S(t)) et
non de (0,S(0)) –, mais l’interprétation physique serait ici bizarre : on ajouterait du
sel et enlèverait de l’eau pure du mélange !).

II.4. Le passage au continu et à l’équation différentielle

À partir de la conscience des élèves que la méthode de discrétisation ne peut être
exacte, on peut leur proposer de travailler avec un intervalle de temps, noté $\Delta t$, de
plus en plus petit, pour voir ce qu’on pourrait trouver en passant à la limite. L’enjeu
est alors d’évaluer l’accroissement $\Delta S$ (négatif) de la quantité de sel entre les instants
t et t + ∆t. Le point crucial est de faire prendre conscience aux élèves qu’on peut
encadrer ∆S en encadrant la concentration

si on est passé à
un stade un peu plus formel) lorsque $u \in[t, t + ∆t]$, et que cela est facile en
remarquant que la fonction $t \mapsto S(t) $est décroissante, ce qui est physiquement
évident. On en déduit l’inégalité

(ce qui donne la continuité – à
droite – de la fonction S), mais surtout en encadrant C(u) entre $\frac{S(t)}{V}$ et $\frac{S(t+\Delta t)}{V}$ on
trouve

$- \frac{S(t)}{V} v\leq\frac{\Delta S}{\Delta t} \leq - \frac{S(t+ \Delta t)}{V} v$

Les élèves devraient pouvoir en déduire la dérivabilité de la fonction S, et la relation

$ S’(t)= - \frac{v}{V}S(t)$
c’est-à-dire l’équation différentielle de la fonction cherchée S.

II.5. Quel bilan avec les élèves ?

Le bilan que les élèves devraient alors être prêts à admettre est que la fonction
inconnue $t \mapsto S(t)$ vérifie effectivement une équation différentielle (la notion peut alors en être introduite à propos de cet exemple) $ S’(t)= - \frac{v}{V}S(t)$
, et que les deux
suites $G_n$ et $H_n$ (de fonctions) vues dans l’étape de discrétisation convergent vers une
solution de cette équation différentielle qui sera la solution du problème physique
cherché. L’enseignant devrait alors être en position de faire prendre conscience aux
élèves qu’aucune des fonctions qu’ils connaissent déjà n’est solution du problème
(on peut leur faire faire des essais), et d’introduire le cours sur cette nouvelle
fonction : l’exponentielle.

Enfin, on peut clairement utiliser cette activité comme situation de référence pour la
suite du programme, par exemple pour l’intérêt de ramener l’équation y’=ky à y’=y
, ou pour motiver physiquement l’unicité de la solution de l’équation
différentielle y’=ky prenant une valeur en un point, ou pour illustrer l’effet d’une
translation sur la variable (changer l’origine des temps ne peut influer sur un
phénomène physique), ou pour introduire ou illustrer la méthode d’Euler.

III. La mise en œuvre dans une classe en 2008-2009

III.1. Scénario pédagogique

Le problème de la dilution d’une solution saline a été soumis par moi [3] à une classe
de terminale S du lycée Louis Pasteur à Besançon lors du premier cours de
mathématiques de l’année, en classe entière.

Le scénario pédagogique a été décomposé en quatre phases :
 Première phase : imprégnation individuelle du problème suivie d’une brève mise au
point. Elle a duré 10 minutes.
 Deuxième phase : recherche par groupes de trois ou quatre élèves pendant 30
minutes. Les groupes sont constitués par le professeur au hasard (il s’agit du premier
cours).
 Troisième phase : synthèse collective d’un quart d’heure.
 Quatrième phase : recherche individuelle courte puis collective d’un modèle continu,
conduisant à l’équation différentielle S’ = kS et introduction de la fonction
exponentielle. Cette dernière phase a nécessité trois quart d’heure.

III.2. Déroulement de la séance

 Première phase :
L’énoncé, court et explicite, ne soulève pas de difficulté particulière de
compréhension. Il permet donc une appropriation assez rapide du problème par tous
les élèves qui s’engagent spontanément dans la recherche de sa résolution. Aucun
questionnement sur la nature exacte ou approchée de la réponse attendue n’émerge.

 Deuxième phase :
La mise en place des groupes se fait calmement et rapidement. Les élèves sont actifs.
Compte tenu des données numériques choisies, et après quelques tâtonnements, la très grande majorité discrétise le problème en découpant une heure en soixante
minutes ainsi qu’il était attendu. Le modèle utilisé est exclusivement celui
correspondant à l’expérience de pensée n° 1. Toutefois les hypothèses sous-jacentes
restent implicites à ce stade. Les élèves ne construisent pas d’expérience de pensée.
Ils constatent que, chaque minute, la solution perd 10% de sa masse de sel, ce qui
leur suffit pour parvenir à l’approximation $10 x(0,9)^n.$ Beaucoup (mais pas tous)
reconnaissent une suite géométrique.
La notion de débit en tant que telle n’est pas exploitée, ce qui laisse entrevoir des
difficultés à venir si l’on modifie l’intervalle de temps, ou si l’on décide de généraliser
la situation sans affecter de valeur au débit. Quelques groupes plus avancés affinent
le résultat obtenu en découpant l’heure en 3600 secondes. La conversion du débit en
$L.s^{-1}$ s’avère parfois délicate.

 Troisième phase :
La synthèse de ce premier travail est rapide. J’ai demandé aux élèves d’expliciter leur
démarche ; ils sont parvenus à mettre en évidence leurs hypothèses de travail, à
savoir le remplissage pendant un intervalle de temps donné suivi d’une vidange
immédiate. L’autre expérience de pensée a alors été évoquée. La notion de
modélisation mathématique d’une expérience physique est alors mise en exergue. Le
questionnement sur la validité du résultat obtenu s’est posé naturellement, et la
diminution de l’intervalle de temps servant à la discrétisation s’impose à la majorité
comme une façon d’améliorer la précision de la valeur obtenue. Cependant, quelques
élèves ne sont pas convaincus qu’un tel découpage mène à une approximation plus
fine. Ils sont gênés par le caractère discret du modèle établi intuitivement, qu’ils
jugent peu réaliste. La nature continue de la situation initiale apparaît clairement par
des affirmations du type « tout change tout le temps » (la concentration et la masse
de sel).
À ce niveau, il aurait peut-être été possible de généraliser la démarche (volume et
débit non fixés, temps au bout duquel on veut obtenir la concentration en sel
quelconque, …) comme le scénario théorique le suggérait, et d’investiguer plus avant
l’expérience de pensée n° 2, beaucoup moins intuitive et naturelle. Il faut cependant
procéder à des arbitrages. Des contraintes temporelles d’une part, la volonté d’éviter
un formalisme précoce et préjudiciable à l’objectif de l’activité d’autre part m’ont
conduit à orienter le travail sur le modèle continu.
Ne l’oublions pas, le but est bien d’introduire la fonction exponentielle
conformément au programme. Envisager l’exponentielle comme limite d’une suite
de fonctions n’en est pas un objectif prioritaire. Toutefois, il est tout à fait concevable
de faire établir et d’exploiter ultérieurement l’encadrement de S(t) par $G_n(t)$ et $H_n(t)$
.
Il me semble que cela n’est cependant pas accessible à tous les élèves, et que ce peut
être le fruit d’un travail différencié, en devoir en temps libre par exemple.

 Quatrième phase :
Les élèves sont invités à réfléchir en groupes sur les informations dont ils disposent
pour décrire plus précisément l’expérience exposée afin de construire un nouveau
modèle qui serait plus conforme à la réalité. Les réponses restent assez qualitatives :
la concentration et la masse de sel décroissent, le volume d’eau dans le réservoir reste
constant. Après une dizaine de minutes, aucun élève n’a pris l’initiative d’analyser ce
qui se passe pendant un intervalle de temps restreint à l’instar de ce qui a été fait pour
le modèle discret. J’ai donc dû suggérer fortement cette idée et revenir à un travail
collectif de la classe. Ce n’est guère étonnant, puisque c’est la première fois que les
élèves ont à modéliser par la procédure de l’accroissement différentiel : ils ne
peuvent pas l’inventer tout seuls !
La stabilité du volume dans le récipient oriente le travail sur l’évolution de la
concentration de la solution qui s’écoule pendant une durée donnée. Des élèves
parviennent à énoncer clairement, en français, que cette concentration est comprise
entre la concentration massique en sel dans le récipient « après et avant ».
L’introduction des notations t et $\Delta t$ se fait avec mon aide. Les élèves parviennent à
écrire que

$\frac{S(t+\Delta t)}{100}\leq C(u)\leq \frac{S(t)}{100}$,

où C(u) représente ici la concentration en sel du
volume à l’instant u entre t et $t + \Delta t$. L’explicitation de l’expression de la
concentration en sel du volume qui s’est écoulé entre les instants t et $t + \Delta t$, à savoir $\frac{S(t)-S(t+\Delta t)}{10\Delta t}$
, soulève davantage de difficultés, notamment parce que la
proportionnalité entre la durée et le volume de solution qui s’écoule pendant cette
durée n’apparaît pas comme une évidence [4].
Cette écriture n’est pas immédiatement interprétée en termes de taux de variation.
Quelques élèves finissent par l’évoquer, non sans peine, mais sans aide. Ils
établissent ensuite, laborieusement, le lien avec le nombre dérivé. L’idée de réduire
Δt et de passer à la limite n’est cependant pas naturelle et doit être impulsée. Cela
n’est guère surprenant : obtenir et exploiter une information sur la dérivée de S pour
déterminer S n’est pas une démarche habituelle ou connue des élèves. Par ailleurs S
est une grandeur physique qui ne représente pas, pour une grande majorité, une
fonction mathématique [5].

En revanche, une fois le passage à la limite accepté, le théorème des gendarmes (qui
n’a jusqu’à présent été rencontré que dans le cadre des suites numériques) et la
continuité de S sont utilisés de manière intuitive et implicite pour conclure que
$-0,1S(t) \leq S’(t) \leq -0,1S(t)$, et par conséquent que S’(t) = -0,1S(t).

La mise en place de cette équation a bien entendu été guidée, mais sans découpage a
priori des tâches à effectuer de façon à laisser aux élèves le maximum d’initiative et
pour privilégier la spontanéité des échanges entre élèves et entre élèves et professeur.
Les élèves ne perçoivent évidemment pas qu’il est possible de justifier la continuité
de S, cette notion leur est encore inconnue. Ils ne perçoivent pas non plus que seule
la dérivabilité à droite est acquise.
Ils sont perplexes devant l’équation différentielle obtenue. Elle ne fournit en effet pas
de valeur pour S(60). Ils ont testé, en dérivant des fonctions usuelles, qu’il n’en
existait aucune qui satisfaisait les deux conditions dont on dispose sur S : elle est liée
à sa dérivée par un lien de proportionnalité et S(0) = 10. La fonction exponentielle a
donc été introduite, par nécessité.

Les élèves ont ensuite eu la charge de résoudre le problème initial permettant ainsi
de réinvestir la dérivée de la composée d’une fonction par une fonction affine.

III.3. Prolongement

Il y a eu un retour sur les approximations obtenues avec le modèle discret qui a
permis de faire le lien avec la méthode d’Euler employée pour approcher la courbe
de la fonction exponentielle. Cette méthode n’avait pas été abordée avec tous les
élèves en première S, donc certains l’ont découverte.
La précision des approximations fournies par le modèle discret a été discutée. Le
cours concernant la fonction exponentielle a suivi ce travail.

III.4. Conclusion

Ce problème a été bien accueilli par les élèves. Sa forme, ouverte, laisse toute
autonomie quant aux stratégies de résolution. Il a été soumis à plusieurs classes (avec
d’autres professeurs), de niveaux différents, en offrant chaque fois des pistes variées
et constructives.

Voici une liste, non exhaustive, des bénéfices que l’on peut retirer de cette situation :
 Elle met tous les élèves en activité.
 Elle permet un réel travail différencié en classe, mais également dans le cadre
d’un devoir en temps libre puisque les prolongements possibles sont nombreux.
 Elle légitime l’introduction de la fonction exponentielle en lui donnant du sens
puisqu’elle émerge naturellement d’une situation (presque) concrète.
Celle-ci a
d’ailleurs été travaillée par le groupe Mathématiques-Sciences Physiques de
l’IREM de Besançon avec des résultats très probants lors de la phase
d’expérimentation.
 Elle permet de réinvestir, sans procéder à des révisions systématiques, un certain
nombre de notions d’analyse de première S : suites géométriques, convergence
d’une suite, définition du nombre dérivé, lien entre fonction dérivée et variations,
dérivée de la composée d’une fonction affine par une fonction, … Ces notions
seront reprises ultérieurement, conformément au programme, mais leur
réinvestissement régulier en favorise l’acquisition progressive et, souhaitons le,
pérenne.
 Elle est une des situations de référence que les élèves ont retenues et appréciées,
en ancrant définitivement les fonctions exponentielles comme des fonctions
proportionnelles à leur dérivée. Elle constitue également un bon point d’appui
pour l’étude des équations différentielles, et peut être prolongée pour donner du
sens à la résolution d’équations du type y’ = ay + b.
 De nombreuses situations connexes existent en sciences physiques. On peut
espérer que les élèves s’y engageront avec plus d’aisance en ayant été familiarisés
avec ce type modélisation.

Cette activité permet d’expliciter clairement ce qu’est un modèle, de montrer qu’une
situation peut-être modélisée de différentes manières. Elle engage les élèves dans une
véritable démarche scientifique. C’est là un objectif majeur de l’enseignement des
mathématiques. Cette portée de la discipline a eu un réel impact sur les élèves.

Annexe 1. Le raisonnement de discrétisation

Annexe 2 . Une preuve élémentaire de la convergence des discrétisations

Bibliographie

 [1] CNP, Radioactivité, Accompagnement des programmes, physique,
mathématiques, sciences de la vie et de la Terre (terminale S).
 [2] Ferrier J.-P., La radioactivité sans exponentielle (ni probabilités), Repères IREM
n° 65, octobre 2006.
 [3] Fréchet M., Équation différentielle y’ = y et fonction exponentielle, Bulletin de
l’APMEP n° 460, octobre 2005.
[- 4] Friedelmeyer J.-P., Comment introduire les fonctions logarithmes et
exponentielles au lycée
 ?, Bulletin de l’APMEP n° 460, octobre 2005.
 [5] Malonga Moungabio F., Les équations différentielles à l’interface
mathématiques-physique : praxéologie et jeux de cadres de rationalité dans les
manuels de terminale S
, Recherche en didactique des Mathématiques, vol 29/3,
2009, p. 335-357.
 [6] Robert C. et Treiner J., Une double émergence, Bulletin de l’APMEP n° 453,
octobre 2004.
 [7] Rogalski M. et all., Carrefours entre analyse algèbre géométrie, Ellipses, 2001.
 [8] Rogalski M., Mise en équation différentielle et mesure des grandeurs par une
intégrale, en terminale scientifique : un point de vue mathématique sur la
collaboration avec la physique
, Repères IREM n° 64, juillet 2006.
 [9] Warusfel A., Notes de cours : la radioactivité. Un mathématicien, un physicien et
un probabiliste aux prises avec la radioactivité
, Revue des Mathématiques de
l’Enseignement Supérieur, vol. 114, n° 1, 2003/2004 ; repris dans le Bulletin de
l’APMEP n° 455, décembre 2004.

Notes

[1Professeur au lycée Louis Pasteur de Besançon

[2Professeur émérite à l’Université des Sciences et Technologies de Lille (laboratoire Paul
Painlevé) et collaborateur de l’Université Pierre et Marie Curie (Institut Mathématique de
Jussieu)

[3Il s’agit dans ce paragraphe III du deuxième auteur Nicolas Magnin, observateur de sa
propre classe.

[4Il apparaît là que la notion de « débit » n’a guère été traitée antérieurement, ni en physique,
ni en mathématiques (dans des problèmes de modélisation par des fonctions linéaires, en
troisième ou seconde, ou avec la notion de débit instantané comme exemple du concept de
dérivée, en première).

[5La notion de « grandeur variable » devrait être plus systématiquement associée au concept
de fonction, dès la troisième.

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