Bulletin Vert no 456
janvier — février 2005

Editorial du bulletin 456 Instruction publique ou éducation nationale ?

Enseigner : transmettre à un élève de façon qu’il comprenne et assimile (certaines connaissances).

Éducation : Mise en œuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain.

Instruire : Mettre en possession de connaissances nouvelles.

PETIT ROBERT

Enseigner, éduquer, instruire, former, ... Ces verbes, apparemment synonymes, et les mots qui en sont dérivés, ont tous un rapport avec notre métier d’enseignants.
Or, l’utilisation de l’un à la place d’un autre n’est pas forcement innocente.

Les concepts d’instruction publique et d’éducation nationale recouvrent deux notions différentes, dont l’intersection n’est pas vide. Le débat ne date pas d’hier. Déjà, lors de la révolution française, les partisans des deux courants s’affrontent. Les tenants de l’éducation nationale (Saint JUST, LEPELETIER, SIÈYES, LAKANAL, Rabaut de SAINT-ETIENNE, ...) souhaitent l’intervention de l’état dans tous les aspects de l’éducation du citoyen ; ceux de l’instruction publique désirent la juste répartition des lumières (CONDORCET, TALLEYRAND, JACQUEMONT, …)

Pour Rabaut de SAINT-ETIENNE :
"[…] il faut distinguer l’instruction publique de l’éducation nationale. L’instruction publique éclaire et exerce l’esprit, l’éducation nationale doit former le cœur. La première doit donner des lumières et la seconde des vertus. L’éducation nationale est l’aliment nécessaire à tous, l’instruction publique est le partage de quelques-uns. [1]"

En 1791 et 1792, CONDORCET explique pourquoi "L’éducation publique doit se borner à l’instruction"

  • Parce qu’une égalité entière entre les esprits est une chimère. Mais, si l’instruction publique est générale… alors cette inégalité est faite en faveur de l’espèce humaine qui profite des travaux des hommes de génie.
  • Parce que l’éducation porte atteinte aux droits des parents. Ainsi, il faut que la puissance publique se borne à régler l’instruction, en abandonnant aux familles le reste de l’éducation.
  • Parce qu’une éducation publique devient contraire à l’indépendance des opinions. le but de l’éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais au contraire de les soumettre à l’examen libre de générations successives, toujours de plus en plus éclairées.

JACQUEMONT, partisan de l’instruction publique lui aussi, précise que : "L’[…]effet général [des lumières] est d’embellir la société, et d’augmenter la somme du bonheur individuel : elles ne sont donc point en opposition avec les penchants naturels ; elles ne supposent ni efforts pénibles, ni institutions puissantes : elles doivent naître d’elles-mêmes sous les rayons vivifiants de la raison publique. Il ne faut donc qu’éclairer les hommes pour les attacher à leurs devoirs légitimes, à leurs intérêts véritables, à tous les éléments du bonheur général et particulier ; en un mot, c’est des lumières communes et de leur diffusion dans les diverses classes de la société que dépendent la liberté l’indépendance, le repos et la prospérité des nations libres. C’est donc vers l’instruction plutôt que vers l’éducation proprement dite que doivent être dirigées les vues du législateur" [2]

Ainsi, schématiquement, l’instruction publique est pour l’élitisme républicain et la transmission des savoirs (des lumières), tandis que l’éducation nationale veut favoriser l’égalité démocratique et participer à l’éducation.
Il est évident qu’il faut se méfier des citations hors contextes historiques et de leur utilisations abusives. Elles ne sont ici que pour éclairer le débat et montrer que les problèmes ne sont pas nouveaux. De plus, il n’est pas question de prendre parti, dès maintenant, pour l’un ou l’autre des deux courants. L’instruction publique a été très performante à ses débuts. Pour Rabaut de SAINT ETIENNE, lui-même, l’Etat n’a plus pour but d’assurer le bien commun de la cité, mais d’éduquer les Français à la République. Et tous les régimes totalitaires ont cherché à éduquer, avec le résultat que l’on connaît. "La conception de l’éducation, en tant que processus social et fonction sociale, n’a pas de sens précis si nous ne définissons pas le genre de société à laquelle nous pensons", disait John DEWEY [3], au début du XXe siècle. Définir le genre de société à laquelle nous pensons est un acte politique, politique au sens vie de la cité. Condorcet, proche des girondins, a écrit de nombreux ouvrages où il expose ses idées sur le libéralisme et est considéré par beaucoup comme un précurseur de la pensée libérale.

Nous pouvons affirmer sans trop nous tromper qu’un système libéral penchera plus facilement pour l’instruction publique alors qu’un système d’essence socialiste préférera l’éducation nationale.

Nous avons connu en France les deux systèmes. Depuis 1932, sous le gouvernement d’Édouard HERRIOT, l’instruction publique devient l’éducation nationale. Cependant, durant les vingt dernières années, l’école a dû faire face à la massification de l’enseignement, ce qui pose la question de l’évolution de notre système scolaire. Notre école est indéniablement en crise. Ainsi, comme nous venons de le voir, apporter des remèdes aux maux provoqués par cette massification présuppose que l’on ait une idée claire des finalités et des missions de l’école, et de la société dans laquelle nous voulons vivre. Or ces points ne sont guère évoqués lors de discussions et débats sur notre système éducatif. Je ne les ai pas trouvées, (par manque de temps peut-être), sur le site du ministère. Comme la France a signé, à Paris, en 1948, la DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME, je suppose qu’elle en approuve le contenu. L’article 26 consacré à l’éducation dit ceci :

L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix.

En 1989, notre pays a également signé la CONVENTION INTERNATIONALE RELATIVE AUX DROITS DE L’ENFANT, l’article 28 commence comme ainsi :

Les Etats parties reconnaissent le droit de l’enfant à l’éducation, …

En ce qui concerne plus particulièrement l’enseignement des mathématiques, la charte de CAEN de 1972 donne les positions de l’APMEP :

Dans la phase de formation générale une éducation mathématique commune à tous les enfants doit :

  • Donner à l’élève un outil de pensée s’ajoutant à la panoplie d’explorateur du monde nécessaire à tout individu parcourant à son tour le destin de l’humanité.
  • Contribuer à la formation de son intelligence et de son caractère, au développement de ses capacités de jugement, de création, d’émotion, de rigueur, de résistance à l’argument d’autorité, toutes qualités qui pourront l’aider un jour à supporter la vie en société, à s’y adapter ou à la transformer.
  • Participer dans l’immédiat, c’est-à-dire dès l’âge scolaire, à son épanouissement dans des activités faisant également place à son goût du rêve, du jeu, de l’action et de la discussion.

Ces textes participent bien de l’éducation nationale. Il ne devrait y avoir aucun doute. Et pourtant…

Un texte, intitulé "les savoirs fondamentaux au service de l’avenir scientifique et technique" (SF) est paru en novembre 2004, dans les cahiers du débat de la fondation pour l’innovation politique [4] ; il est signé par quelques noms prestigieux du monde mathématique et scientifique et membres de l’académie des sciences. Si une première lecture peut nous ravir, un certain malaise s’installe néanmoins rapidement. Les solutions proposées nous paraissent alors plus tenir de propos de café du commerce au service d’une idéologie que des réponses sérieuses aux problèmes.

Dès la première page du texte SF, il est dit :

[Il faut que l’école] se concentre sur ce pour quoi elle est faite : la transmission de savoir.

Plus loin, dès la page 6, on ne parle pas d’éducation nationale, mais d’instruction publique et cela à de nombreuses reprises ; ce qui exclut le lapsus. Enfin, pour bien enfoncer le clou, page 9, on peut lire :

Comme nous l’avons déjà longuement expliqué et justifié, la Nation doit réaffirmer que le rôle principal de l’école et sa raison d’être sont l’instruction, la transmission des savoirs fondamentaux et le développement des capacités intellectuelles des enfants et des jeunes.

Ainsi, la solution à tous les maux qui paralysent notre système scolaire doit être le retour à l’instruction publique !

Exit l’éducation nationale !

Pourquoi devons-nous refonder l’école ? Nos scientifiques nous donnent la réponse :

Enfin, nous sommes bien placés pour savoir à quel point l’instruction et le développement intellectuel des jeunes générations sont importants pour l’avenir de notre pays, aujourd’hui plus que jamais.

Car :

Sans cela, notre pays, dans un monde de compétition économique exacerbée, sera distancé par les pays qui auront mieux su faire fructifier l’intelligence de leurs enfants, ou par ceux dont l’économie ou le pouvoir d’attraction culturel seront susceptibles de drainer la matière grise mondiale, même si leur propre système scolaire est gravement déficient. Il risquerait, sinon, de voir son économie devenir de moins en moins créatrice de richesses et d’emplois, de perdre son rayonnement culturel et la maîtrise de sa propre histoire ; sa paix sociale elle-même ne serait plus garantie.

Nous sommes bien en présence d’une idéologie libérale, seule compte la création de richesse et accessoirement d’emplois, la paix sociale n’étant garantie que si l’économie (sous-entendu de marché) fonctionne correctement (sous-entendu au profit de certains).

Ce texte est à rapprocher du projet de loi d’orientation pour l’avenir de l’école, texte qui devrait être débattu et vraisemblablement adopté à l’assemblée nationale sous peu, malgré les oppositions massives qu’il suscite dans les milieux enseignants. Certes, dans le projet, il est toujours fait référence à l’éducation nationale, mais les thèmes développés sont d’inspiration instruction publique et ressemblent à ceux développés par nos académiciens. Ainsi :

L’école doit donc fixer résolument l’objectif d’apporter à tous les jeunes qui lui sont confiés le niveau de formation nécessaire à l’obtention d’un emploi correspondant aux besoins économiques de la France et en harmonie avec leurs aspirations.

Ensuite, dans un contexte de mobilité professionnelle de plus en plus généralisée, l’école doit se concevoir comme une première étape, essentielle, dans le processus de la formation tout au long de la vie.

CONDORCET, déjà, pensait à la formation tout au long de la vie, il écrivait :

Nous avons observé, enfin, que l’instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où il sortent des écoles ; qu’elle devait embrasser tous les âges ; qu’il n’y en avait aucun où il ne fût utile et possible d’apprendre, et que cette seconde instruction est d’autant plus nécessaire, que celle de l’enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites. [5] »

Plus loin encore, dans le texte de loi : il est indispensable de recentrer l’école sur ses missions essentielles : la transmission des connaissances et l’apprentissage des savoir-faire, la construction des valeurs sociales et morales, la reconnaissance du mérite, la qualification des jeunes pour l’emploi. Et voilà la transmission des savoirs et l’élitisme républicain.

Quant au socle commun des connaissances et le contrat individuel de réussite éducative, nous les trouvons encore sous la plume de Condorcet. Voici le projet de décret qu’il a proposé à l’assemblée nationale les 20 et 21 avril 1792 :

Article premier : il y aura cinq degrés d’instruction, qui correspondent aux besoins qu’ont les différents citoyens d’acquérir plus ou moins de connaissances.

Article 2 : Des écoles primaires formeront le premier degré. On y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les citoyens.

Articles 3 : Des écoles secondaires, établies dans les villes formeront le second degré. on y enseignera ce qui est nécessaire pour exercer les emplois de la société, & remplir les fonctions publiques qui n’exigent ni une grande étendue de connaissances ; ni un genre d’études particulier.

Etc.

Comme je le disais en introduction, il y a intersection non vide entre instruction publique et éducation nationale.
L’idée de socle des connaissances fait partie de cette intersection. Mais tout dépend de ce que l’on veut mettre dans ce socle. Là encore, il faut que les missions de l’école soient clairement établies. Le socle des connaissances ne sera pas le même suivant que l’on veut former de futurs travailleurs ou de futurs citoyens.

Ainsi, on veut nous imposer un retour à l’instruction publique sans vrai débat. Il est vrai que notre ministre est cohérent avec ses idées politiques, que l’instruction publique correspond beaucoup mieux que l’éducation nationale à la société libérale que désire le gouvernement actuel. Mais voulons nous réellement ce changement ? Ce gouvernement n’a pas été élu sur son projet politique, mais par rejet d’un autre projet. Un sujet aussi sensible mériterait beaucoup plus d’attention, de lisibilité et d’explications et ne devrait pas être adopté dans la précipitation. Il faut du temps et des débats publiques afin que chacun puisse mesurer toutes les implications de ce changement.

Les principes fondateurs et directeurs de notre association nous empêchent de cautionner ce retour en arrière. Tous les textes passés, présents (et à venir ?) que les différents comités ont approuvés, toutes les actions que nous avons menées jusqu’à maintenant militent en faveur de l’éducation nationale. C’est pourquoi nous ne pouvons cautionner ni le texte « Les savoirs fondamentaux au service de l’avenir scientifique et technique », ni la future loi d’orientation proposée par notre ministre.
Un débat doit cependant s’instaurer au sein de l’APMEP et je vous invite à y participer.

Nous sommes à un carrefour important et l’avenir de notre système éducatif est en jeu. Quelles solutions apporter à la crise de notre système éducatif ? Quelle école voulons-nous ? C’était déjà le titre d’un précédent éditorial. Il est toujours d’actualité.

 

P.-S.

Ce texte a été proposé comme base de discussions sur le forum de la SMF. Je vous conseille d’aller y faire un tour. Vous constaterez qu’il n’a laissé personne indifférent. Je regrette cependant, les personnes qui « dialoguent » en proférant des insultes (anti-dreyfusard, comparse,...) ou qui en profitent pour règler leurs comptes avec l’APMEP. Ce n’est pas ce que j’appelerai un dialogue constructif.

Comme quoi, on peut être très instruit et manquer totalement d’éducation.

Michel FRECHET

Notes

[1Rabaut de SAINT-ETIENNE, Discours à la Convention 1792

[2F.-F.-V. JACQUEMONT, Tribunat. Rapport sur le projet de loi relatif à l’organisation de l’instruction publique, imprimerie nationale, Paris, an X, p.3..

[3(1859 - 1952) Philosophe pragmatiste, intellectuel engagé et éducateur américain.

[4Le président de cette fondation est Francis MER, successeur de Jérôme MONOD à ce poste. Il est facile de se rendre compte que cette fondation est une boîte à idées, une think tank de l’UMP.

[5CONDORCET, 2 avril 1792.

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