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La géométrie de la mosaïque de Penthée (Nîmes).

Résumé. Un vaste chantier urbain entrepris dans le centre de Nîmes en 2006 a – entre autres −
amené la découverte d’une magnifique mosaïque romaine du début du troisième siècle, dite
«  mosaïque de Penthée ». Cette mosaïque se compose de plusieurs panneaux figurés de formes
géométriques diverses, séparés par des « tresses » (torsades).
C’est l’étude de la forme de ces
panneaux, ainsi que la recherche de la façon dont la trame géométrique a pu être mise en place,
globalement et dans le détail, qui font l’objet de cet article. On y voit à l’œuvre un maître-artisan
possédant de solides connaissances de «  géométrie pratique » et capable d’assembler
des arcs de cercles en des formes variées, pour finalement composer un tout harmonieux.

Figure 1. La mosaïque de Penthée


En 2006 commencèrent à Nîmes, avenue Jean Jaurès, les travaux de réalisation d’un
parking souterrain. Ils permirent la mise à jour d’un secteur résidentiel de la ville
antique. Parmi les huit ilôts d’habitation identifiés, l’ilôt G incluait une vaste
demeure, abandonnée au début du 3ème siècle de notre ère [Boislève et al. 2011].
Quatre pièces de cette domus étaient pavées de mosaïques, et parmi celles-ci un panneau quasi carré de 3,40 m × 3,48 m (fig. 1), dit « mosaïque de Penthée [1] »
présentant « une composition orthogonale de coussins et ellipses couchées
adjacentes, déterminant des octogones irréguliers concaves, en chute les coussins
faisant place à des cloches (…). La trame est formée d’une tresse à deux brins en
opposition de trois couleurs.
 » (op. cit. p. 58). Des éléments figurés sont représentés
dans les espaces délimités par cette trame : « autour du coussin central occupé par
une scène figurant le châtiment de Penthée, des Ménades prennent place dans les
quatre coussins d’angle ; des oiseaux associés par quatre occupent les seize ellipses
 ; dans les octogones irréguliers sont les bustes des quatre Saisons ; dans les cloches,
Pan, Silène et, sur l’axe perpendiculaire, deux masques de théâtre.
 » (ibid.).

C’est la composition géométrique de ce panneau et la façon dont il a pu être mis en
place qui font l’objet de cet article. Des tracés préparatoires ont bien été repérés, mais
ils ne concernent malheureusement que la bordure extérieure et les figures [2] ; il
s’agit de «  l’empreinte de cordelettes sous les rangs de tesselles noires correspondant
au contour du tapis central. Ces empreintes ont été réalisées avec des cordelettes en
fibre certainement d’origine végétale, d’environ 4,5 mm d’épaisseur (…). Le
deuxième type de tracé se trouvait sous les motifs figurés (…). Ils avaient été réalisés
avec de la peinture sur le mortier frais du lit de pose
. » ([Rogliano 2011], p. 651).
Une première analyse, menée en référence aux lignes médianes des tresses et prenant
en compte les « ellipses  », fait apparaître un quadrillage régulier obtenu en divisant
les côtés de ce carré en sept, soit un module (= maille du quadrillage) de 49 cm
environ (fig. 2).

N.B. J’utilise ici les guillemets à dessein car, comme pour les amphithéâtres et pour
les mêmes raisons, les « ellipses » romaines sont en réalité des ovales [Parzysz 2008].
En effet, les ovales présentent sur les ellipses le double avantage d’être plus faciles à
construire (ils ne sont composés que d’arcs de cercle) et de ne nécessiter aucune
adaptation pour être transformés par homothétie (ce qui est en particulier le cas pour
cette mosaïque, avec les tresses et divers filets qui les doublent).

  • 1. Les ovales
    Ils sont tous construits sur le même modèle, et superposables. On peut décrire ainsi
    ce modèle (fig. 3) :
    • 1° Le carré dans lequel s’inscrit l’ovale est muni d’un réseau obtenu en divisant ses
      côtés en trois. Nous prendrons comme unité de longueur la maille de ce réseau.
    • 2° Soit ABCD le carré central du réseau ; on trace quatre quarts de cercle :
       de rayon 2, centrés en A et C,
       de rayon 1, centrés en B et D.
      N.B. J’appelle «  nœuds » les tesselles blanches isolées situées entre les deux brins
      des tresses.
      Les nœuds sont placés de façon précise sur la plupart des ovales, d’abord aux points
      de contact avec le carré et aux intersections avec ses diagonales (fig. 4). Puis chacun
      des arcs de cercles ainsi déterminés est subdivisé : en 2 pour ceux de rayon 1 et en 4
      pour ceux de rayon 2 (fig. 5).

      Figure 3

      Les ovales.

      Figure 4

      Les huit premiers nœuds (en vert).

      Figure 5

      Les autres nœuds (en rouge).

À vue d’œil, les nœuds semblent régulièrement espacés. Mais le sont-ils réellement ?
Il s’agit en fait (fig. 6) de comparer la distance MN (entre deux nœuds d’un petit arc)
et la distance MP (entre deux nœuds d’un grand arc). Toujours avec AB = 1, on a :
\(MN = 2 × sin(\pi/16) \approx 0,390\)
\(MP = 2 * 2 × sin(\pi/32) \approx 0,392\)
L’écart relatif de MP par rapport à MN n’est que de 0,5 %, et donc tout à fait
imperceptible [3]

La réponse à la question est donc : non, mais presque. On peut tout simplement
imaginer que le mosaïste, ayant à partager des quarts de cercle de rayons 1 et 2, a tout
simplement divisé les grands arcs en deux fois plus de parties que les petits (c’est-à-dire
8 contre 4).

Figure 6. Espacement des nœuds
Sur les 16 ovales, les nœuds sont placés − avec parfois un léger décalage − comme
indiqué ci-dessus dans 11 cas. Les cinq autres présentent des irrégularités par rapport
à ce schéma, ce qui m’a conduit à supposer l’intervention de deux artisans : l’un
disposant les nœuds de façon rigoureuse et l’autre se contentant de les placer
globalement.
Les ovales sont cernés par une classique tresse à deux brins, qui appelle quelques
remarques.
La supériorité de l’ovale sur l’ellipse apparaît clairement dans le tracé des bords des
tresses des ovales. Il semble en effet que la procédure suivante (fig. 7) ait été mise en
place (mais elle l’a peut-être été de façon empirique) :

  • a) bord externe : on construit l’ovale homothétique du premier passant par les points
    de subdivision des côtés du carré non utilisés pour le premier ovale (K, L, M, N sur
    la figure 7 A) ;
  • b) bord interne : on prend la même distance que celle qui sépare les deux ovales
    précédents, mais en la reportant à l’intérieur (point J sur la figure 7A), de façon à
    assurer que la ligne des nœuds sera bien médiane par rapport aux lignes des bords.

Figure 7. Les bords des tresses


 

  • 2. Les arcs de raccordement
    Les ovales sont reliés entre eux par des arcs, qui délimitent 13 surfaces : 5 grands
    «  octogones concavo-convexes  » (la mort de Penthée et 4 bacchantes), 4 petits
    «  octogones concaves  » (les Saisons) et 4 « cloches  » (Pan, Silène et deux masques).
    Étant donné les symétries du panneau, nous supposerons que tous ces arcs sont des
    arcs de cercle de même rayon, qui sont évidemment centrés sur les lignes médianes
    des carrés ne contenant pas d’ovale ; on remarque d’autre part qu’ils sont tangents en
    leur milieu à l’un des côtés du carré dans lequel ils s’inscrivent. Il nous faut
    déterminer leurs rayons, opération qui a été réalisée de façon expérimentale sur des
    agrandissements photographiques et en utilisant Cabri
    En prenant comme unité le module du réseau carré, les mesures effectuées ont donné
    des valeurs du rayon comprises entre 0,530 et 0,572, avec une moyenne de 0,556 et
    un écart-type de 0,011. Pour expliquer cette valeur, on peut revenir à la mosaïque et
    remarquer que les arcs de cercles ont apparemment comme extrémités des points de
    raccordement des arcs d’ovale, donc sont situés au tiers des côtés du carré. Calculons
    dans ce cas la valeur théorique du rayon (fig. 8) :
Figure 8. Construction des arcs Figure 9. Espacement des nœuds

Dans le repère orthonormal (O ; X, Y), le point M a pour coordonnées (1/2 ; 1/3) et
la droite OP a pour pente 2/3. La droite (MN) a donc pour pente −3/2 et son équation
est :
y - 1/3 = (-3/2)(x - 1/2).
Pour x = 0, on a alors y = 13/12.
En prenant maintenant comme unité de longueur celle du côté du carré, on a
ON = 13/24 ≈ 0,542 (soit un écart absolu inférieur à 7 mm par rapport à la valeur
moyenne observée). Nous retiendrons donc l’hypothèse selon laquelle les arcs se
raccordent aux ovales aux mêmes points que les deux arcs d’un même ovale, en
notant que, vraisemblablement, l’artisan a placé le centre du cercle au jugé sur la
médiane du carré, un peu en dessous du milieu
N.B. Dans le modèle décrit ici, les 5 grands coussins sont identiques, mais sur la
mosaïque (fig. 1) le coussin central semble plus grand que les autres.
Ceci est
simplement dû au fait que le liseré intérieur des coussins d’angle est plus large que
celui du coussin central.
Si maintenant on s’intéresse à la disposition des nœuds sur ces 24 arcs, on constate
que 17 d’entre eux comportent un nœud médian et − le plus souvent − 5 entrenœuds
de part et d’autre [4]. Les 7 autres n’ont pas de nœud médian et, ici aussi, on est tenté d’y voir la présence de deux artisans, l’un plus soucieux de symétrie que l’autre.
Une autre question se pose : celle du choix du nombre d’entrenœuds, nombre qui
détermine la distance entre deux nœuds successifs de l’arc. Voyons si le choix de 5
entrenœuds de part et d’autre du nœud médian est celui qui assure la meilleure
homogénéité avec les nœuds des ovales (fig. 9).
En prenant comme unité de longueur celle du côté du carré, on a
HN = ON – OH
= 13/24 – 1/3 = 5/24.
Et, comme HP = 1/2, il vient

\(\widehat{PNQ} =2*arctan\frac{12}{5}\)

Soient I et J deux nœuds successifs d’un partage régulier en p parties de l’arc PQ. On
a alors \(\widehat {INJ} = \frac{1}{p}2*arctan(\frac{12}{5})\)

Et, en prenant maintenant comme unité le tiers du
côté du carré, comme pour les entrenœuds des ovales, il vient :

\( IJ = 3 *\frac{13}{24}*sin[\frac{1}{2}*\frac{1}{p}*2*{arctan(\frac{12}{5})}] = \frac{13}{24}*sin[\frac{1} {p}*arctan(\frac{12}{5})]\)

En faisant varier p on obtient en particulier les valeurs suivantes pour IJ :

p IJ
9 0,423
10 0,381
11 0,347

Par rapport aux valeurs trouvées (soit 0,390 et 0,392), la valeur de p qui en fournit la
valeur la plus voisine est assurément 10, qui est précisément celle qui correspond aux
arcs réguliers. Ici encore, bien entendu, c’est le coup d’œil de l’artisan qui a servi
d’arbitre.
Enfin, la largeur de la tresse des arcs, ainsi que la position des filets qui les entourent,
s’obtiennent simplement par alignement avec les éléments similaires des ovales

fig. 10. Raccordement des arcs avec des ovales (en vert).

  • 3. La bordure
    La bordure rectiligne du panneau est également une tresse à deux brins, en tous points semblable à celle qui détermine les ovales et les arcs.
    Pour ce qui est de la distance entre les nœuds, en prenant toujours comme unité de
    longueur le tiers de la maille du réseau carré, un entrenœud de 0,392, comme celui
    des ovales, conduit à 21/0,392, soit 54 entrenœuds par côté du panneau. Or, on en
    trouve 50 ou 51 selon le côté. Cet écart s’explique sans doute par le fait que, dans la
    zone de raccordement de la tresse de bord avec une tresse d’ovale ou d’arc (il y en a
    6 par côté), il est plus difficile d’insérer un nœud, ce qui peut conduire à augmenter
    localement l’entrenœud (fig. 11).

    fig. 11. Augmentation d’un entrenœud sur le bord.

  • 4. La mise en place
    À l’issue de l’étude qui précède, on est en mesure de proposer une procédure de mise
    en place de la tresse de ce panneau qui, on l’aura remarqué, ne comporte aucune ligne
    droite en dehors de la bordure extérieure. On peut la décrire en trois phases (fig. 12) :
    • Phase 1 : mise en place du carré extérieur et du réseau carré, par partage des côtés en
      sept.
    • Phase 2 : mise en place du réseau carré dans chacun des 16 carrés devant contenir un
      ovale, par partage des côtés en trois. Il est possible que, plutôt que de recommencer
      l’opération dans chaque carré (soit 16 fois au total) les mosaïstes ont eu recours à un
      second réseau. Puis construction des ovales, des nœuds et des tresses.
    • Phase 3 : construction des arcs de cercle raccordant les ovales. On peut penser que,
      pour gagner du temps, la construction a été réalisée une seule fois, la position des
      centres des autres cercles étant ensuite déterminée, sur les médianes des carrés
      préalablement matérialisées, par report du rayon [5]. Puis construction des tresses par
      alignement avec celles des ovales.

En conclusion, on retire de cette étude l’impression d’une composition géométrique
très structurée, mais au demeurant simple et d’une grande unité.
Cette composition repose en effet sur deux schémas-clés très simples, fondés tous
deux sur la subdivision d’un carré en 3 × 3 carrés :

  • 1° un ovale, d’un type particulier (fig. 12)
  • 2° un « coussin » bordé par quatre de ces ovales (fig. 13).

fig. 12.Les ovales
Figure 13. Les coussins .

Les techniques associées à la construction sont relativement élémentaires :
 subdivision d’un segment en parties égales [6],
 détermination du centre d’un cercle dont on connaît trois points
 construction d’un ovale inscrit dans un carré.
Mais, ce qui est surtout remarquable, c’est la qualité de la réalisation.
Comme je l’ai
dit plus haut, je suis tenté d’y voir l’intervention d’un maître d’œuvre, non seulement
fort compétent, mais aussi d’une grande rigueur, réfléchissant sur sa pratique et
apportant, aux questions qu’il se pose, des réponses pertinentes, tantôt issues de
connaissances géométriques et tantôt intuitives. On en a plusieurs indices, comme
par exemple :
 la grande unité de l’ensemble (réseau carré, une seule sorte d’ovale, une seule
sorte d’arcs) ;
 la détermination des arcs de cercle raccordant des ovales, qui s’articulent aux
extrémités des arcs de ceux-ci et sont construits de façon à présenter une
tangente commune avec eux ;
 le recours à des contrôles efficaces, ce qui sous-entend tout d’abord la
précision du réseau carré initial (dans une composition ne comportant que des
arcs de cercle, tout écart dans la régularité du réseau entraînera en effet la
nécessité d’un « bricolage » lors des raccordements) ;
 la position très « pensée » des nœuds sur les ovales et les arcs, remarquable
de précision et d’efficacité …
En outre l’artisan de grande compétence qui a conçu cette composition, même s’il a
présidé à sa mise en place et, en partie, à son implantation in situ, n’a sans doute pas
été seul à la réaliser, comme le suggèrent différentes remarques faites dans ce qui
précède.
On pourra objecter que le mosaïste qui a conçu cette œuvre magnifique n’avait sans
doute pas en tête les éléments théoriques qui viennent d’être exposés.
Personnellement, je crois que l’empirisme à l’état pur n’existe pas et qu’il y a
nécessairement de la théorie « quelque part » dans le travail de l’artisan. En effet, et
même s’il n’en est pas conscient, ses gestes mettent en œuvre, à un moment ou à un autre, des éléments de théorie appliquée mis au point par ses prédécesseurs : quand
on construit une médiatrice ou une bissectrice au compas, on n’est pas obligé de
savoir pourquoi ça marche, mais on sait que ça marche. C’est le cas en particulier
pour la construction des ovales décrits ici, qui est facile à mettre en œuvre et que j’ai
retrouvée dans un certain nombre de mosaïques, de l’Allemagne à la Tunisie.
Il n’y
a donc pas de hasard, et la réussite d’une construction − on le voit d’ailleurs sur des
mosaïques plus ou moins « ratées » − nécessite un minimum, non seulement de soin,
mais aussi de connaissances. Ceci dit, je pense également que l’œil est un outil
essentiel de l’artisan, à condition qu’il sache parfaitement ce qu’il veut obtenir et
connaisse des moyens efficaces pour y parvenir.

Bibliographie

 Boislève, J., Breuil, J.-Y., Cayn, P., Houix, B., Vauxion, O. (2011). Architecture et
décor d’une domus dans le quartier sud-ouest de Nîmes durant le Haut-Empire. La
fouille du parking Jean-Jaurès, ilôt G. Actes du colloque « Décor et architecture en
Gaule entre l’Antiquité et le Haut Moyen-Âge »
. Supplément 20 de la revue
Aquitania, p. 49-66.
 Parzysz, B. (2008). Des ellipses …sans ellipses. Bulletin de l’APMEP 479, p. 772-
780.
 Rogliano, R. (2011). Tracés préparatoires sur les mosaïques de Nîmes et de
Villevieille (Gard). Actes du colloque « Décor et architecture en Gaule entre
l’Antiquité et le Haut Moyen-Âge »
. Supplément 20 de la revue Aquitania, p. 647-
654.

<redacteur|auteur=13>

Notes

[1Penthée, fils de la Ménade Agavé, fut mis à mort par sa propre mère pour avoir méprisé
Dionysos.

[2On n’a hélas pas trouvé de tracés sous les tresses (communication personnelle de R.
Rogliano).

[3Par contre, les longueurs d’arcs (\(\pi/8 \)et \(2 × \pi/16\)) sont égales..

[4Trois d’entre eux n’ont, d’un des deux côtés, que 4 entrenœuds, mais ce côté est tangent à un bord du panneau. Nous ferons donc la même remarque que plus haut.

[5Ce qui pourrait expliquer les (légers) écarts constatés.

[6Sans doute par essais successifs et non par mesure ou construction géométrique

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