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La pierre philosophale ?

Alfred Dittgen [1]

Cet article a été publié dans la Lettre Blanche no 54 (janvier 2011) de Pénombre.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas Pénombre, signalons qu’il s’agit d’une
association regroupant des personnes d’horizons très divers et dont l’objectif est de
traquer les utilisations intempestives, erronées, voire de mauvaise foi des nombres
(chiffres) dont les décideurs et les médias nous abreuvent (sondages, statistiques,
pourcentages, …). Une visite sur son site (www.penombre.org) vous permettra de
consulter ses publications et aussi d’adhérer.
L’auteur de l’article, Alfred DITTGEN, est sociologue et démographe, professeur
émérite à l’Université PARIS-I.

Lors de la discussion de la réforme des retraites au Sénat, on a introduit in fine
dans la loi l’obligation de réfléchir en 2013 à un nouveau système, par points. Un tel
système avait été préconisé en 2008 par deux chercheurs en économie, Antoine
Bozio et Thomas Piketty [2] . Leurs propositions ont été reprises à son compte par
Ségolène Royal, ce qui a donné lieu à de vives discussions au PS. On peut les
résumer de la façon suivante. L’État garantit aux cotisations de chaque travailleur un
rendement de 2 % (hors inflation), rendement basé sur l’évolution passée du taux de
croissance de la masse salariale. Le travailleur accumule donc un « capital » qu’il
peut liquider à partir d’un certain âge. À ce moment-là, on divise ce « capital » par
l’espérance de vie de la génération du travailleur à l’âge en question, ce qui donne la
pension annuelle. On parle de « capital », mais c’est une somme fictive : les pensions
de l’année sont toujours assurées par les cotisations de l’année. On reste donc bien
dans un système de répartition et non, contrairement à ce qu’affirment les détracteurs
de ce système, dans la capitalisation.

Ce fonctionnement par points cherche, et c’est son mérite, à simplifier et à rendre
plus juste et plus lisible le système de retraite. Rappelons que, du fait du
vieillissement de la population, le nombre de cotisants diminue relativement à celui
des pensionnés ou que celui des pensionnés augmente relativement à celui des
cotisants, ce qui nécessite l’une des trois solutions ou un cocktail des trois [3] :
augmentation des cotisations, baisse des pensions, allongement de la durée d’activité.
À l’heure actuelle, les cotisants ne voulant pas cotiser plus et les retraités ne voulant
pas toucher moins, on a retenu l’allongement de la durée de cotisation, solution d’ailleurs plus efficace que les deux autres, puisqu’elle augmente la masse des
cotisations et diminue celle des pensions.

Le système par points semble lever toutes ces difficultés et ne pas nécessiter cet
allongement, mais il n’en est rien. D’où vient le vieillissement actuel de la
population ? Surtout du fait que l’espérance de vie à l’âge de la retraite augmente.
Or, en prenant en compte l’espérance de vie de chaque génération à cet âge ce
système par points incite les travailleurs à travailler de plus en plus longtemps. En
effet, supposons une génération A avec une espérance de vie à l’âge de la retraite de
25 ans. La pension annuelle d’un de ses membres sera égale au capital qu’il a
accumulé à cet âge divisé par 25. Supposons de même une génération ultérieure B
avec une espérance au même âge de 30 ans. Soit, la pension d’un de ses membres
sera inférieure de 17 % (1 - (25/30)) à celle du membre de A, soit ce membre de B
sera incité à travailler plus longtemps – jusqu’à l’âge où son espérance ne sera plus
que de 25 ans – pour retrouver le même niveau de pension.

Alors proposition de réforme hypocrite  ? Non. Disons que dans ce système,
contrairement à l’actuel, aux règles très obscures, ce qui conduit certains à préconiser
que l’État ou les riches n’ont qu’à payer, chacun est mis en face des conséquences du
vieillissement. Cela étant, dans ce système par points il y a deux problèmes.
Supposons une personne de 60 ans l’année x qui compte prendre sa retraite à 65 ans,
âge où on a estimé l’espérance de vie de sa génération à 22 ans. Elle s’attend à ce que
son capital soit divisé par 22. Mais si arrivée à 65 ans, il s’avère que la mortalité a
davantage baissé que prévu et que l’on estime que cette espérance est plutôt de 23
ans, son capital sera divisé par 23, coup de canif, nécessaire, dans le contrat. L’autre
problème tient au rendement garanti par l’État du capital de chacun, que les auteurs
fixent à 2 %, mais peu importe le taux. Cette augmentation dépend des gains de
productivité, lesquels ne peuvent pas être garantis non plus.

Finissons néanmoins sur une note positive. Dans le système proposé le recul de
l’âge de la retraite sera moindre pour celui qui a commencé à travailler tôt que pour
celui qui a pu faire des études. De ce point de vue il est beaucoup plus juste que le
système actuel. Par ailleurs, et les auteurs nous y encouragent, rien n’empêche de
donner des bonus à ceux qui exercent des métiers pénibles.

Note complémentaire : les auteurs du système en question, comme 99,999… %
des Français ne savent pas vraiment ce qu’est une espérance de vie. Ils écrivent :
« Les dernières statistiques disponibles font état d’une espérance de vie chez les
hommes de 74 ans pour les ouvriers et de 81 ans pour les cadres ; avec un départ en
retraite à 60 ans les premiers touchent leur retraite pendant 14 ans et les seconds
pendant 21 ans. » Il y a là deux grosses erreurs. La première : une espérance de vie
à la naissance par CSP n’a pas de sens, car cela supposerait de connaître la profession
de ceux qui n’ont pas vécu assez pour entrer dans la vie active ! La seconde : en
supposant que le destin socio-professionnel des nouveaux-nés soit tracé, l’espérance
de vie à 60 ans n’est pas égale à celle à la naissance moins 60 ans, comme le pensent
les auteurs. Des espérances de vie à la naissance de 74 ans et de 81 ans conduisent à des espérances de vie à 60 ans respectivement d’environ 20 ans et 24 ans, soit des
valeurs considérablement plus élevées et bien moins écartées l’une de l’autre.
Pourquoi ? Parce ce que l’espérance de vie à la naissance est « plombée » par les
morts prématurés, et ce d’autant plus qu’elle est faible.

Plus généralement si dans les débats sur la retraite on pouvait ne plus évoquer
l’espérance de vie à la naissance mais uniquement celle aux âges de la retraite, on
aurait fait un grand progrès…

Une question a été posée à l’auteur [sur le blog de l’Association] : comment fait-
on pour mesurer l’espérance de vie à 65 ans de ceux qui vont partir en retraite dans
les années qui viennent ? On va donc s’appuyer sur les données de gens nettement
plus vieux dont suffisamment sont déjà morts pour que cela soit fiable et on va
constater au passage qu’ils ont vécu plus que ceux qui avaient atteint 65 ans encore
avant, donc ceux qui ont empoché un surplus (en vivant plus longtemps que prévu)
dont sont redevables les partants d’aujourd’hui en vivant au moins aussi longtemps.
D’où une modification du « contrat » pour leur génération. Laquelle s’y retrouverait
en vivant (en moyenne) quand même plus longtemps que ce qui a été prévu elle et
ainsi de suite, sauf si une limite est atteinte. C’est cela ? Voici sa réponse.

L’espérance de vie (EV) à 65 ans de la génération arrivant à cet âge personne ne
la connaît, c’est tout le problème. Quand on parle d’EV il s’agit pratiquement
toujours d’ « EV du moment » c’est-à-dire, calculée à partir des risques de décès par
âge actuels, les seuls qu’on puisse mesurer. Ainsi l’Insee donne pour les hommes en
2008 une EV à 65 ans de 18,2 ans. Cela étant, si les choses continuent à évoluer
comme elles le font depuis de très nombreuses années, ce que l’on pense
généralement, l’EV de la génération arrivant actuellement à cet âge devrait être
supérieure. Cette EV dépend des risques de mortalité à venir de cette génération.
Ceux-ci, qui ne peuvent pas être calculés, peuvent néanmoins faire l’objet
d’évaluation par prolongation des tendances. Ainsi, Jacques Vallin et France Meslé
de l’Ined estiment que l’EV à 65 ans de la génération masculine 1947 est de 19,7 ans
soit une année et demi de plus que ce que donne la table de mortalité du moment.

Cette distinction tables de mortalité du moment / tables de mortalité de génération
est très importante dans les questions de prévoyance. Ainsi si la MRIFEN,
actuellement COREM, une mutuelle qui propose un complément-retraite aux
enseignants, a failli se casser la figure, et, in fine, a dû augmenter fortement ses
cotisations et réduire encore plus fortement ses prestations, c’est en partie à cause de
cela. Cette mutuelle utilisait une table du moment (préconisation ministérielle), au
lieu de tables de générations. De plus cette table du moment était ancienne. Sans
compter que les adhérents de cette mutuelle, des enseignants qui prennent soin de
leur santé, vivent plus longtemps que la moyenne. J’ai été effaré de constater que ces
considérations avaient largement échappé aux instances dirigeantes de cette
institution, que j’avais été voir. S’il en est ainsi de façon générale dans les organismes
de prévoyance…

<redacteur|auteur=500>

Notes

[1Alfred.dittgen@free.fr

[2Pour un nouveau système de retraite. Des comptes individuels de cotisations financés par répartition., Centre pour la recherche économique et ses applications, 2008

[3Je suis, comme la plupart de mes compatriotes, un fervent défenseur de la retraite par
répartition, système dans lequel ce sont les revenus du travail qui financent les retraites et non
les impôts ou autres taxes.

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