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Un train peut en cacher un autre

Pierre Arnoux

Le gouvernement a annoncé qu’il va cesser de remplacer un enseignant-chercheur sur six lors des départs en retraite, c’est-à-dire qu’il va supprimer l’an prochain 900 postes en université, récupérant ainsi les 1000 postes qu’il s’était vu contraint de créer l’année précédente. Les universitaires protestent, s’indignent et rappellent les engagements du gouvernement, et le fameux programme de Lisbonne [1] .

Cette suppression de postes était pourtant prévisible et logique ; pendant que les chercheurs s’attaquent à un détail du tableau, pas forcément le plus important, le gouvernement mène une politique d’ensemble, avec des objectifs bien définis, même
s’ils sont rarement publics et sur bien des points, il ne fait que prendre la suite d’autres gouvernements depuis 12 ans.

Inscriptions en universités scientifiques et postes offerts au CAPES

Les effectifs étudiants [2] , après avoir fortement augmenté pendant 10 ans, ne cessent
de décroître depuis 1995 ; en 12 ans, ils ont baissé de moitié, et rien ne laisse penser que cette chute doive s’arrêter prochainement. On est actuellement revenu aux chiffres de 1983.

Le premier graphique ci-dessous montre le chiffre absolu de premières inscriptions en université scientifique ; on peut voir la forte montée de la fin des années 1980, et la chute régulière à partir de 1995. Comme on m’a souvent expliqué que cette chute avait des causes démographiques, le second graphique montre le même chiffre en
pourcentage de la classe d’âge. Le graphique est clair : ce qui est démographique, c’est le tassement des années 1990-1995, qui recouvre une montée du taux d’inscriptions en université ; la chute qui suit 1995 est encore plus nette en pourcentage.

On a expliqué ailleurs les raisons probables de cette chute des effectifs [3] . On a laissé cette chute se poursuivre sans intervenir pendant 10 ans, elle ne pouvait rester sans conséquence : c’est ce que l’on commence à voir.

Il faut faire remarquer que dans ce graphique, le mot important n’est pas « scientifique » mais « université » : il n’y a pas de chute en classe préparatoire, mais il y en a une dans les autres filières fondamentales de l’université (pas dans les filières professionnalisées).

Depuis 10 ans, un déluge d’insanités nous explique régulièrement que, si les étudiants ne font pas de sciences, c’est à cause de Tchernobyl, de la vache folle, et parce que les profs sont trop ennuyeux. C’est ce qu’on appelle la « désaffection pour les sciences ».
La réalité est bien sûr très différente. Le graphique ci-dessous montre que les étudiants se présentent au CAPES en fonction du nombre de postes offerts ; simplement, comme il n’y a aucune prévision, que les postes sont annoncés au dernier moment, et qu’il faut 4 ans pour préparer le CAPES à l’université, les deux courbes ont un décalage de 4 ans. On peut remarquer que la courbe des postes s’effondre à partir de 1994 ; est-ce vraiment un hasard si l’année d’après, les entrées à l’université baissent ?
Ce n’est évidemment pas la seule cause : c’est aussi à partir de 1995 qu’arrivent au bac les résultats d’une réforme ratée de l’enseignement scientifique au lycée.

Cette courbe (et bien d’autres : la même figure apparaît dans toutes les matières et tous les concours de recrutement) montre que les étudiants sont des êtres rationnels, qui répondent aux incitations économiques et aux stimulants matériels, ce qui est plutôt rassurant sur l’état des étudiants.

Les risques d’un allongement des études

C’est moins rassurant sur ce qui va arriver à l’université. On sait que les flux d’entrée vont mécaniquement baisser d’environ 10% dans les prochaines années, à cause d’une chute équivalente de la classe d’âge. Mais les réformes actuelles, qui n’exigent plus une licence, mais une deuxième année de master pour tous les concours de recrutement (y compris pour le primaire) et la chute probable du nombre de postes à ces concours devraient encore décourager de nombreux candidats, en particulier ceux d’origine populaire.

On pourra alors relire avec profit le rapport Pochard sur les enseignants :
Un écart croissant des origines sociales des enseignants avec la structure de la société :
L’origine sociale des enseignants a beaucoup évolué : l’image de l’Instituteur issu du monde rural et y retournant, après un passage à l’école normale, pour y enseigner durant toute une carrière, proche de ses élèves et de leurs parents, est révolue. Les enseignants, et particulièrement les femmes, sont aujourd’hui issus de milieux plus favorisés. [4]

Croit-on qu’une augmentation de deux ans (un seul en réalité, mais il n’est pas sûr que les élèves les plus éloignés de l’université comprennent pourquoi) de la durée des études soit de nature à faire revenir les étudiants ? Il est d’ailleurs probable qu’à terme, ce sont les concours eux-mêmes qui disparaîtront.

Un programme de gouvernement cohérent

Vu du gouvernement, il y a une remarquable cohérence dans les objectifs. On a commencé par supprimer des postes (plus de 10 000 par an) dans le primaire et le secondaire ; ces suppressions se sont bien entendu traduites par autant de postes en moins aux concours, et vont se poursuivre. Maintenant, on constate la baisse des effectifs, entamée depuis 12 ans, et on en prend enfin acte, en supprimant 900 postes en université. Mais c’est de la petite bière comparé à ce qui se joue en même temps :
la suppression de 25 000 postes, les « PLC2 », c’est-à-dire les stagiaires en année de formation, à bac+5, après avoir réussi le CAPES ; maintenant, ces mêmes stagiaires paieront leur stage de leur poche, au lieu d’être rémunérés : chaque futur prof fait cadeau de 20 000 euros (son salaire de l’année) à l’état…

Il n’y a eu presque aucune protestation, on s’est borné à déplorer la disparition des IUFM. Il est vrai que le problème ne date pas d’aujourd’hui : en à peine plus de 20 ans, les instituteurs, renommés professeurs de écoles, auront vu leur entrée dans le métier retardée de 5 ans, sans aucune contrepartie (j’exagère : voir l’étude de Gary-Bobo qui montre qu’en 20 ans, les salaires de professeurs du secondaire ont baissé de 20%, ceux des professeurs du primaire sont restés stables : c’est ce que l’on appelle la « revalorisation » [5] ). Les concepteurs des IUFM auront joué un rôle majeur dans le processus que déplore la commission Pochard ; normal qu’ils se préoccupent plus de ce qui arrive aux IUFM que de ce qui arrive aux étudiants.

La boucle est bouclée : ces réformes non seulement diminuent le coût de la formation des enseignants, mais en réduisent l’attrait, et vont donc encore faire baisser les effectifs, permettant ainsi de supprimer des postes à l’université. On aura donc aussi moins besoin de docteurs : c’est un cercle vertueux d’économies qui s’engendre de lui-même, jusqu’à la disparition probable, à moyen terme, des petites universités (je vous
rassure : il est probable que les masters de mathématiques financières survivront, d’autant qu’en majorité ils sont alimentés par des écoles, et non par l’université).

À ceux qui me diront, comme toujours, que « l’université n’a pas pour seul but de former des enseignants », je répondrai que c’est vrai : contrairement aux facs de médecine, qui ont pour seul but de former des médecins (il y en a 200 000), et aux écoles d’ingénieur, qui ont pour seul but de former des ingénieurs (il y en a 800 000), et qui en sont fières, les université n’ont pas pour seul but de former des enseignants (il y en a 950 000), et elles ont un peu honte de devoir les former. Il n’en reste pas moins que c’est un de leurs principaux débouchés (environ 30%), et le mieux payé et le plus prestigieux [6] : sa décadence accélérée ne saurait rester sans conséquences…

À moyen terme

Si la démographie de la classe d’âge du bac baisse les prochaines années, il n’en est pas de même du primaire : la démographie française, exceptionnelle en Europe, s’est fortement redressée depuis 2000, et une petite vague démographique va parcourir le système scolaire. Darcos a raison : dans les deux prochaines années, le lycée va perdre des dizaines de milliers d’élèves. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que dès l’année prochaine, les effectifs de sixième augmentent, et qu’à partir de 2011, le lycée va regagner tout ce qu’il a perdu.

À ce moment, les effectifs enseignants atteindront un minimum incompatible avec un service normal. Mais il est probable que les effectifs en université seront alors tombés très bas, et qu’il n’y aura plus autant de candidats que de postes. La solution simple sera de supprimer les concours, et de faire un recrutement local, décentralisé,
dans chaque lycée. Ça marche très bien en Angleterre, le système s’auto-régule, et on trouve des profs, même si plus de la moitié des enseignants de maths n’ont pas de diplôme de mathématiques (et 25% n’ont aucun diplôme) [7] .

Les gens importants trouveront bien des écoles privées pour leurs enfants…

Que faire ?

Tant que l’on continuera à jouer de façon purement tactique, en protestant localement contre des changements qui n’affectent à chaque fois qu’une petite minorité de personnes, on obtiendra des reculs locaux jusqu’au moment où la situation sera favorable pour nous écraser, et où les gens en auront marre de lutter ; c’est ce que l’on commence à voir dans les réunions qui abordent le sujet.

Il faudrait des gens qui puissent penser de façon stratégique, relier ensemble ces diverses attaques, et bien d’autres encore ; en bref, il faudrait des gens qui fassent de la politique, et qui y travaillent à plein temps…

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