275-276
275-276. Réalités de la mathématisation à Clermont-Ferrand.
par Gilbert WALUSINSKI
Préambule par P. Vissio [1]
C’est presque trois mois après les journées de Clermont que je trouve le temps
d’écrire les impressions qu’elles m’ont laissées. Dans les pires conditions : ce délai
et l’absence de mes notes que, bien entendu, je n’ai pas emportées en vacances ; les
pires, ou les meilleures conditions : pour donner ses impressions, un certain recul
n’est pas mauvais. Le compte rendu précis de l’assemblée générale ayant été publié
dans le n° 274, le texte de la plupart des conférences constituant ce n°275, je m’en
tiendrai donc à des impressions très générales. Ce sont celles d’un vieux routier des
journées de l’A.P.M.E.P. : je crois bien n’en avoir manqué aucune, depuis la première
tentative, en 1957 (qui se termina par un déjeuner à Nançay et la visite de l’observatoire
de radioastronomie), le vrai premier succès à Aix en 1960, puis à Angers, à
Grenoble, à Lyon, à Strasbourg, à Marly, et enfin, en 69 à Besançon, sans oublier
plusieurs autres à Paris (lycée Montaigne et Ecole Normale d’Auteuil).
D’année en année, l’ensemble des participants évolue et marque une évidente
tendance à la croissance. A Besançon, nous étions plus de 200 ; à Clermont, il faudrait multiplier par deux pour approcher de la vérité. Cela n’est pas sans poser
des problèmes aux organisateurs : ceux de Clermont en sont magnifiquement tirés
grâce à un travail d’équipe très bien conçu. Sans doute cela doit suggérer aux
Collègues de Toulouse qui ont courageusement invité l’A.P.M.E.P. à tenir ses assises
71 dans leur ville, d’étudier des maintenant comment ils pourront faire travailler
utilement plus de 400 collègues également désireux de s’instruire, de discuter et de
fraterniser.
A Clermont, le premier point de ce programme en trois parties a été copieusement
servi. « Mathématisation du réel » annonçait le programme. Thème si vaste que tout mathématicien a quelque chose à en dire, que tout pédagogue s’en préoccupe. Le souci des organisateurs fut évidemment de donner un très large échantillonnage
de problèmes touchant à la mathématisation. Depuis les curieuses recherches de
M. Mourlevat sur le nombre d’or dans l’architecture de la basilique N.-D. du Port
(qu’une visite, le soir, aux lumières, vint compléter) jusqu’aux réflexions présentées
avec tant d’esprit par Souriau sur l’évolution des modèles mathématiques en mécanique
et en physique qu’on pouvait d’abord les croire seulement plaisantes (c’est
l’art véritable de celui qui a une pensée à communiquer de l’habiller ainsi pour en
voiler d’abord la profonde originalité ; à l’auditeur, au lecteur, de la dévêtir pour
en goûter la beauté plus ravissante encore quand on la découvre au lieu, seulement,
de la voir).
Réunir tous ces exposés dans un seul numéro du Bulletin me paraît une initiative
heureuse si je pense que, pour retrouver certains des textes de Besançon, je dois piocher
dans les numéros 269, 271 ou 273 ! Les auditeurs de Clermont y trouveront un intérêt
renouvelé alors que les absents de Clermont auront de justes regrets.
L’auditoire trop nombreux ne permet pas, hélas, tous les échanges, les questions
et explications complémentaires qui donnent aux exposés oraux leur véritable portée.
Il faudra aussi en tenir compte à Toulouse. Ces questions d’organisation matérielle sont
plus importantes qu’on ne pense ; elles ne sont d’ailleurs matérielles qu’en première
apparence, elles participent à l’établissement d’un climat. Celui de Clermont ayant
été heureux malgré plusieurs circonstances défavorables, il faut en rendre hommage
d’autant plus aux organisateurs et aussi à tous les participants.
Une condition défavorable tenait aux locaux. Devant l’affluence, nos amis de
Clermont avaient dû abandonner les locaux neufs et trop exigus qu’ils envisageaient
d’abord pour nous ; ils durent se contenter des amphithéâtres « provisoires » aménagés
pour les étudiants des premiers cycles scientifiques sur l’emplacement de
l’ancien dépôt des locomotives à vapeur ! L’Educatlon Nationale sait que la culture
artistique et l’hygiène font partie de son domaine. Il faut y voir la raison de son
goût pour l’implantation des universités dans les sites les plus convenables : après
le cadre bucolique de Nanterre, le voisinage tant parfumé qu’harmonieux du boulevard
périphérique parisien pour le bâtiment destiné à l’École Normale Supérieure
de jeunes filles et devenu (de ce fait ?) centre de préparation aux études médicales,
nous avions à découvrir ces amphithéâtres dans un ancien dépôt de locomotives.
Un avantage de cette solution : placer les vieux professeurs dans mon genre,
au moins pour quelques heures, dans les conditions qui sont celles des étudiants de
première année. Comment trouver une place d’où l’on puisse voir et entendre, surtout
lorsque l’éclairage est insuffisant, où l’on puisse écrire et respirer ? Je plains sincèrement
les étudiants de Clermont et leurs maîtres de devoir travailler dans ces conditions.
Sans doute faudrait-il généraliser cette expérience, faire vivre à de nombreux
citoyens pendant quelques jours, la vie des étudiants ; on peut espérer que certains
comprendraient certaines révoltes ou, mieux encore, décideraient qu’il faut enfin
donner aux universités les moyens de vivre.
[2]
Mais vous me direz, chers Collègues,
que vous saviez déjà tout cela et que je devrais revenir à mon sujet.
Dans "Mathématisation", il y a "mathématique". La plupart des exposés ont insisté
sur cet aspect du problème. Je regretterai donc, pour ma part, que la terminaison du
mot en ce qu’elle appelle une action de celui qui mathématise, ait été prononcée avec
une moindre insistance. En particulier dans ses implications pédagogiques. Pour
certains auditeurs, s’il y avait dans ces journées maintes occasions d’enrichir leur
culture personnelle, il manquait trop souvent l’aspect purement pédagogique de
notre métier. C’est bien dommage.
D’autant que nous avions la chance d’être nombreux,
originaires de tous les ordres d’enseignement, de la Maternelle aux Universités,
des diverses régions de France (et même de Grande-Bretagne) et de tous les âges.
Notre doyen, M. Rogerie, ancien professeur de l’enseignement technique, auteur
d’un ouvrage, « La pédagogie en évolution ", aurait eu des choses à nous dire si sa
modestie n’avait trouvé prétexte de l’affluence pour garder le silence ; je profite au
moins de ces remarques pour saluer cet ancien Collègue dont la présence parmi
nous atteste la continuité de notre action autant que la permanente vigueur de ce
pionnier [3]
Pour être juste, je dois reconnaître aussi que l’aspect pédagogique fut au centre
du colloque annexe sur l’enseignement programmé organisé le samedi matin parallèlement
à la poursuite des conférences. D’ailleurs l’après-midi du même jour et les débats
de l’assemblée générale devaient nous ramener aux problèmes pédagogiques ; j’y
reviendrai plus loin.
Auparavant, je veux revenir sur les aspects « accessoires » de ces journées, je
veux dire les contacts personnels qu’elles permettent. Il y a encore des personnes
qui attachent du prix aux débats officiels, aux motions plus ou moins fulgurantes
d’un congrès ; il en faut (la presse les publie parfois et cela peut informer le public) ;
il est prudent de ne pas trop croire à leur portée pratique (je connais d’anciens responsables
de l’A.P.M.E.P. qui collectionnent ainsi les lettres, motions ou rapports
adressés au 110, rue de Grenelle et n’ayant jamais pu, apparemment, atteindre cet
endroit perdu).
Au contraire, l’échange direct entre collègues est une source pédagogique inépuisable !
Il y a des malins qui savent tout, qui font mieux que n’importe qui ;
bien. Mais ceux-là ne viennent pas aux réunions, ils y perdraient leur temps. Les
journées sont faites pour les autres, pour nous qui n’avons jamais d’autres idées personnelles
que celles de nos interlocuteurs telles que nous les comprenons. Si bien
que je ne serai pas loin de penser que les entractes, les repas, les promenades, les
soirées valent beaucoup de conférences (amis conférenciers, ne voyez rien dans ces
propos qui puisse diminuer vos mérites : c’est vous qu’on est venu écouter). Autrement
dit, il y a « du théâtre » dans nos journées au sens où M. Test disait « le spectacle
est dans la salle ».
Il y a aussi du tourisme. L’avouerai-je ? le me suis même permis une escapade
pour monter au Puy-de-Dôme ; je ne le regrette pas. Non plus que la ballade dans
le parc des volcans. De quoi se mettre en appétit, d’autant plus que la soirée se terminait
par le banquet traditionnel, au restaurant du golf de Charade, s’il vous plait !
Certains se souviennent du banquet de Besançon. Pour la première et jusqu’ici
unique fois dans son histoire,l ’A.P.M.E.P. recevait à sa table le Ministre de l’Éducation
Nationale. Pourquoi cette invitation ? La réponse se trouve peut-être dans cette
phrase de Fontanes qui fut grand maître de l’Université napoléonienne : « On peut
rire des augures, mais il est bon de manger avec eux les poulets sacrés ». Y avait-il
du poulet au menu de Besançon ? S’il y en avait, les sacrements étaient-ils authentiques ?
Les agapes furent plaisantes, l’invité fut un bon compagnon et son propos de remerciement
fort bien tourné. Mais le cours des choses pédagogiques n’en fut pas profondément
modifié.
Cette année, à Clermont, pas d’augure. Mais une tablée de trois cent compagnons,
une atmosphère chaleureuse, et des propos amicaux de notre présidente pour
couronner le tout. C’est peut-être mieux et, dans tous les cas, il ne peut y avoir désillusion
pour personne.
Au chapitre du climat de ces journées, je veux aussi saluer la présence de Collègues
anglais de l’A.T.M. (Association of Teachers of Mathematics). Notre Collègue
A. W. Bell, de Nottingham, sut nous exprimer le sentiment de ses amis et de lui-même
de façon fort sympathique. Je me permettrai de souhaiter qu’à l’avenir, la
participation de Collègues d’autres pays soit étendue et qu’une place importante
soit laissée à leurs exposés sur leurs réalisations personnelles.
J’ai gardé pour la fin de ces remarques, certes moins plaisantes, qui concernent
nos débats pédagogiques. Je n’ai pas écrit « nos conflits » mais j’avais eu peur, à un moment d’être forcé d’en venir à cette désignation. Il me semble qu’il n’en est rien ;
je veux en tout cas le souhaiter.
La source unique de ces débats qui opposent entre eux les Collègues, ce n’est
évidemment pas la mathématisation du réel, mais la réforme de notre enseignement.
Dans la mesure où cette réforme, dont je ne cacherai pas que je suis partisan de son
accélération, entrainera un développement de notre enseignement à tous les niveaux,
on pourra parler, à son sujet, d’une mathématisation de notre enseignement général
(sans que ceci ait rien à voir avec un « impérialisme » des mathématiques aussi condamnable
que fut celui du latin, arbitre de la culture !). Il y aura alors une réalité de la
mathématisation et la formation des jeunes en sera améliorée.
Mais n’anticipons pas. Pour l’heure, il y avait amorce d’un conflit, et même
conflit diront certains, pour élire treize nouveaux membres du Comité National.
La présentation d’une liste complète de Collègues se ralliant à un texte que je résume
« pour la réforme, mais ... » avait entrainé la présentation d’une contre-liste « pour
la réforme, sans mais ». Schéma injuste ; dans la première déclaration on parlait
surtout de freiner les changements, de programmes et de demander aux autorités
de l’Éducation Nationale des directives ; dans la seconde, on prenait ses distances
vis-à-vis de ces autorités, ce qui signifiait mettre l’accent sur l’action propre de
l’ A.P.M.E.P.
On peut, on doit regretter que les débats sur les élections aient pris le temps
qu’aurait nécessité la discussion des trois rapports : sur le choix des priorités, sur
les moyens d’action de l’association, sur l’animation pédagogique. Il est vrai que
tout se tient. Chacun des objectifs présentés dans le rapport sur le choix des priorités
méritait d’être inscrit en premier ; il y a des arguments pour mettre en avant la réduction
des effectifs des classes ; j’en vois d’excellents pour créer les I.R.E.M. qui manquent
encore et accroître les moyens de ceux qui existent. Plutôt que d’ordonner cet ensemble
des sept objectifs proposés, la solution consiste, peut-être à animer l’action de
l’ A.P.M.E.P. dans tous les secteurs, pour approcher de la réalisation de tous [4]
C’est peut-être là une conclusion du débat du samedi après-midi après les exposés
de Lichnerowicz et de Revuz sur la réforme en général et la formation des maîtres.
Ces collègues ont eu une action trop importante, à la présidence de la Commission
Ministérielle pour l’un, à la présidence de notre association pour l’autre, ils participent
activement depuis tant de mois aux travaux de la dite Commission que nous
ne pouvons douter de leur dévouement à la cause de cette réforme. Je crains cependant
pour eux l’usure des assemblées administratives. Je regrette très vivement qu’ils
n’aient assisté, à Clermont, qu’à cette seule séance du samedi après-midi. Quelles
que soient leurs charges, il leur aurait été bon de se trouver en contact plus prolongé
avec les maîtres de tous les degrés d’enseignement qui étaient là ; qu’ils écoutent leurs
arguments, bons ou mauvais, qu’ils ressentent surtout quelle énergie disponible est
ainsi présente en faveur d’une véritable réforme et qu’à temporiser avec les représentants
du freinage perpétuel on risque de décourager à jamais beaucoup de bonnes
volontés, de perdre toute chance de donner vie réelle à la réforme permanente dont
les esprits clairvoyants ressentent la nécessité.
Il y a, dans notre métier, des administrateurs qui se sont tellement éloignés
de l’action enseignante qu’ils ne se la représentent plus que sous la forme d’une image
grotesque, déformée. A ne plus enseigner, ils ont perdu la faculté, ou si l’on veut la
vertu, d’espérer. Leur triste vision du monde et des hommes est inspirée par ce qu’ils
voient et ils ne voient pas tout.
Par ailleurs, on nous oppose toujours l’argument : « il faut être réaliste ! ». Est-ce
donc l’être que freiner la réforme quand celle-ci a déjà pris du retard ? Est-ce réaliste
de supprimer des heures d’enseignement de mathématique (en Quatrième) sous le
prétexte qu’on manque de maîtres, au moment même où les concours d’agrégation
laissent plus de quatre-vingts candidates ou candidats en dehors des listes ? Est-ce
réaliste de prétendre qu’il faut faire des économies sur l’Éducation Nationale alors
que la formation de la jeunesse est, si j’ose dire, un placement de père de famille et
que la construction de sous-marins atomiques et l’explosion de bombes de même
nature sont des gestes ruineux, déshonorants et, par-dessus le marché, sans aucune
valeur pratique ?
Toutes les fois qu’on nous parle de réalisme, c’est pour nous détourner des
réalités.
Ou bien nous nous laisserons impressionner par ces objurgations du genre :
« l’ A.P.M. exagère quand elle demande un I.R.E.M. par académie ; l’ A.P.M. exagère
encore quand elle demande que les l.R.E.M. s’occupent de la réforme au premier
degré » (et nous serons d’autant mieux salués comme des réalistes que, le dos tourné,
on se moquera de notre candeur) », ou bien nous répondrons : “l’A.P.M.E.P. n’exagère
pas, son action commence”. Il y a seulement quinze ans, elle n’aurait pu organiser des
journées comme celles de Clermont ; il n’existait pas de régionales actives dans toutes
les académies ; elle n’avait pas demandé et obtenu la création des premiers I.R.E.M.
Autrement dit, elle n’avait pas fait les premiers pas vers la prise en main par les
maîtres eux-mêmes de leurs propres affaires.
Les premiers pas ; d’autres suivront.
G. WALUSIN5Kl.
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