488

Dyscalculie ou innumérisme ? Approches de la résolution des problèmes arithmétiques par des abaques

Michel Vigier  [1]

Les mots clés :
Abaques : Tables de calcul, incluant les bouliers, le tableur, les tableaux sur papier en général, les familles de courbes, etc.
Dyscalculie : Dysfonctionnement d’origine biologique chez certains sujets entraînant des difficultés en calcul.
Numératie : Ensemble des connaissances et compétences requises pour conduire un calcul.
Innumérisme : Situation, susceptible d’évolution, des sujets dont la numératie est insuffisante. L’innumérisme est considéré comme une composante de l’illettrisme par l’Agence Nationale Contre l’Illetrisme (ANLCI) [1].
EGDC : Élève en Grande Difficulté en Calcul (niveau 1 sur 6 niveaux OCDE).
ETGDC : Élève en Très Grande Difficulté en Calcul (en dessous du niveau 1 OCDE).

Au tout début :

Le partage et donc la proportionnalité , sont des notions apparues il y a des centaines de milliers d’années ; est-ce la cause ou la conséquence de la préservation de l’espèce humaine et de son organisation sociale ? En comparaison la numération (moins de dix mille ans) et la technique des quatre opérations (moins de huit cents ans en Europe) sont bien plus récentes. En quoi serait-il surprenant que ces concepts soient plus ou moins bien ancrés dans l’esprit humain selon leur ancienneté ?

De l’histoire ancienne, donc !

Différentes formes de représentation mathématique d’une situation donnée réelle sont possibles : verbale, rhétorique, figurée ou dessinée, en tableau numérique, géométrique, arithmétique, algébrique, analytique. La discipline mathématique prévoit de privilégier l’une ou l’autre de ces représentations suivant les cas et les interlocuteurs. Dans l’antiquité, les cinq premières formes s’adressaient, schématiquement, au fellah, au scribe, à l’architecte, au commerçant et à l’arpenteur.
À partir du début du XIIIe siècle, en Europe, sont venus se rajouter les opération arithmétiques (− ; × ; :), le système décimal positionnel, l’algèbre et l’analyse, qui ont enthousiasmé les utilisateurs, commerçants, notaires, savants ; on pouvait atteindre une généralisation simplificatrice des calculs et obtenir une solution relativement rapide dans tous les cas, tout en évitant de passer par l’entremise des clercs (de l’Église) qui seuls possédaient la technique du calcul sur abaques. On est dans cette logique depuis, les algoristes ayant définitivement imposé leur point de vue sur les abacistes à la révolution. De 1% de clercs, on est peut-être passé à 10 % de lettrés ; mais les 90 % restants n’y avaient pas accès jusqu’à Jules Ferry. Depuis, et notamment depuis les années 60, pour tous, on enseigne les mathématiques sous les diverses formes en ayant obligation de passer de l’une à l’autre. Cela demande une gymnastique de l’esprit qui semble, aujourd’hui, ne pas convenir à un grand nombre d’élèves.

Survient alors l’ordinateur dont les microprocesseurs arithmétiques fonctionnent avec les mêmes processus que ceux utilisés par les égyptiens antiques, des compteurs et des tables numériques ! Son utilisation se généralise, mais c’est sans effets sur le taux d’EGDC.

Une bombe ?

Depuis des décennies nous considérons donc que des difficultés en mathématiques pour un grand nombre, sont une fatalité et que seule une faible part de la population scolaire sera admise au rang de la toute petite élite dont les membres sont pourvus d’«  une bosse des math ». Cet élitisme a son revers puisque le quart d’une classe d’âge est considéré comme étant en difficulté en «  culture mathématique ». L’Éducation Nationale a finalement pris en compte les maladies en « dys », dont assez récemment la dyscalculie. Patatras ! Une autre thèse est avancée dans la revue ANAE de juillet 2009 qui contredit l’ancienne et risque de mettre le coeur de notre vénérable institution
à rude épreuve.

Prenant le contre-pied du corps médical, qui répertorie toutes les difficultés scolaires et les répartit dans des tiroirs à « dys » (dyscalculie, dyslexie, dysorthographie, dysgraphie, dysphasie, etc.) en avançant des taux de 5 à 14 % d’une classe d’âge, une équipe de quatorze chercheurs dirigée par J.-P. Fischer, docteur en psychologie du développement et docteur en mathématiques (Nancy 2), renverse le tiroir « dyscalculie » et n’y replace après une redéfinition rigoureuse et des expérimentations sérieuses qu’une toute petite partie des cas isolés précédemment.

La dyscalculie développementale, trouble du calcul d’origine génétique ou pathologique est donc un phénomène très marginal dans la population scolaire. Fischer estime que « les DD pures (potentielles, i.e. de sujets présentant un pattern de performances compatible avec une dyscalculie pure) ne dépassent guère 1,5% avec des critères scientifiques rigoureux. Les intérêts économiques, les confusions, les insuffisances et les erreurs, n’expliquent-ils pas les 4 ou 5% supplémentaires souvent ajoutés ? » (ANAE, p. 124).

Il ajoute en conclusion : « Nous postulons que c’est ce processus d’abstraction réfléchissante, dont Piaget souligne qu’il est seul à l’oeuvre en logique et mathématiques pures … qui est insuffisant chez les élèves à difficulté numérique ou mathématiques » (ANAE, p. 185).

Sciences et Vie du mois de mars 2010 (pages 66 à 72) présente les deux théories et précise même que J.-P. Fischer « au vu de ces estimations, va jusqu’à douter de l’existence même d’un trouble spécifique du calcul  » (S & V, page 68) ! Le Monde de l’Éducation du 11 novembre 2009 reproduit le propos de Claire Meljac, docteur en psychologie (hôpital Saint-Anne) qui, au sujet de la publication dans la revue ANAE, parle même de « bombe  ».
Cette hypothèse est rassurante, mais ne raye pas pour autant des listes les cohortes d’élèves en échec.

Les constats …

La situation française des élèves en très grande difficulté mesurée par l’OCDE est source d’interrogations. Le pays est classé au 28e rang pour les élèves en grande difficulté (Vigier, EGDC, p. 3), avec un taux de 22,3 %, soit près du quart de la population scolaire à 15 ans. La situation est un peu meilleure si l’on tient compte de tous les niveaux. Au niveau 1, la difficulté touche aux fondements mêmes, la compréhension des quatre opérations arithmétiques. Entre 2003 et 2006, la France accuse la plus forte régression des résultats, soit −16% (tableau 6-21, Pisa 2006, p.344), ce qui est souligné dans le rapport. Le problème posé est cependant plus large, J. Piaget ayant même déjà noté «  la myopie des élèves à l’égard des structures multiplicatives  » (Recherches sur l’abstraction, p. 35).

De récentes expérimentations confirment ces données, mais aussi quelques particularités :

  • Les élèves de collège et de SEGPA à plus de 90 %, n’utilisent pas de technique d’«  aide à l’abstraction  » (tableaux, produit en croix, règle de trois, schémas, …) ; ces techniques ne sont pas enseignées en primaire et les taux d’ETGDC relevés par l’OCDE sont confirmés.
  • Au collège, il semble ne pas y avoir de réel progrès , sur le sujet, entre la Cinquième et la Troisième si l’on tient compte de la sortie des 3DP3 et 3DP6 des effectifs.
  • L’énoncé d’un problème arithmétique simple (comme le sont les items OCDE) ne comportant pas moins de 12 étapes d’abstraction successives, c’est le «  blocage  » de certains élèves souvent décrit (Vigier, Dyscalculie ou Innumérisme ?, p. 6 et 7).
    • La multiplication n’est associée à aucune image précise , si ce n’est le signe opératoire, par la grande majorité des personnes interrogées, enfants ou adultes.

    Bâtir la suite des apprentissages mathématiques avec des fondations aussi fragiles, conduit forcément à l’échec ; sans l’appropriation claire des concepts des opérations, la compréhension et la transformation des formules, par exemple, n’est alors plus possible ; les enseignants en collège ou en Lycée Professionnel le savent bien et ils contournent la difficulté en proposant des automatismes comme le «  podium ».

… et leurs conséquences

Les mathématiques sont citées en premier lieu, par les adultes aussi bien que par les élèves comme la cause principale de leur échec scolaire. Les 140 000 décrocheurs (près de 20 % d’une classe d’âge chaque année selon l’Éducation Nationale) témoignent.

Pourquoi ces difficultés ? une première piste environnementale :

J. Bruner cite et adopte la proposition de J. Selly Brown en parlant «  de l’intelligence non pas comme d’une chose qui se trouverait “ dans la tête ”, mais comme quelque chose qui est “ distribuée ” dans le monde qui entoure un individu  » (Bruner, p. 165). Les « maîtresses » ou les « maîtres » le savent bien en recevant des enfants dont le niveau de préapprentissage scolaire est très inégal ; pour simplifier et de manière tranchée, il y a des enfants « à qui on a lu des histoires » et des enfants qui découvrent les livres pour la première fois à l’école.

Ce découpage socioculturel des familles est trop abrupt car toute la gradation existe. Dans le premier groupe, on retrouve les écoliers qui n’auront aucune difficulté en lecture et dans les premiers apprentissages scolaires. Dans la seconde, certains feront partie de ces écoliers fragiles « qui oublient de lire » à chaque « grandes vacances ». Cette inégalité dans les préapprentissages scolaires était secondaire il y a quarante ans, tous les parents et grands parents s’accordant sur une approche orale de leur rôle de formation, les livres pour jeunes enfants étant alors peu diffusés

On peut bien sûr distinguer aussi dans les deux catégories précédentes les élèves attentifs et ceux « qui regardent par la fenêtre  », plus attirés déjà par des activités moins abstraites.
Les élèves « à qui on n’a pas lu d’histoires  » et « qui regardent par la fenêtre » tout à la fois, sont ces élèves dont l’échec scolaire est déjà prévisible sans un soutien adapté.

Pourquoi ces difficultés ? une seconde piste cognitive :

Et si la proportionnalité était une notion intuitive ou innée ? En s’intéressant aux méthodes de calcul
de tous ceux qui ne connaissent pas notre façon de faire, à savoir les quatre opérations héritées des
mathématiciens du Moyen Âge, l’on découvre qu’elles peuvent mettre en oeuvre des habiletés liées
à la proportionnalité et aux tableaux. Elles sont utilisées depuis des temps lointains, et encore aujourd’hui, notamment par les commerçants ou les enfants des rues, analphabètes, de pays en voie de développement (Fayol, La résolution de problèmes, p. 2 et 3 ; Vigier, La résolution de problèmes arithmétiques, p. XI et XII).
Ce sont des procédures informelles, certes, mais elles exploitent des propriétés connues de tous de façon empirique ; surtout, pas besoin de multiplication, ni de division, la manipulation experte des tableaux de proportionnalité suffit (figure ci dessus) !
Et si la proportionnalité était une notion insuffisamment entretenue pendant l’école primaire ? «  Ne serions nous pas dans la situation du bébé qui sait nager à la naissance mais désapprend par la suite ?  » s’interroge très justement un enseignant.

Les actions possibles en l’absence de « bosse des math » :

En postulant qu’il ne s’agit que de difficultés d’abstractions, J.-P. Ficher ouvre en grand la voie aux initiatives pédagogiques qui peuvent être conduites, dorénavant, sans les arrière-pensées sur les capacités de certains élèves, véhiculées par les expressions « nul en math » ou « enfant limité ».

On doit donc relier les difficultés d’abstraction à des causes environnementales. Les auteurs constructivistes, sont alors remis en lumière.

Leurs modèles mettent tous en avant le développement progressif des apprentissages et l’« image mentale », qui est un des vecteurs de la pensée.

  • La construction piagétienne par paliers des savoirs mathématiques (figure 1 et Vigier, Dyscalculie et Innumérisme, p. 5) a été reprise par «  le programme en spirale  » de Bruner (p. 149), qui introduit, en plus, un mouvement de répétition destiné à faciliter une progression éventuellement plus lente vers l’abstraction.

    On retrouve habituellement cette démarche dans les études mathématiques ; la démonstration est effectuée une fois, dans un cas particulier, R1 + R2 + R3 + r, et ensuite on utilise des formules, des raccourcis ou des automatismes, R’ + r’ (cf. l’exemple de la dérivée d’une fonction à partir du nombre dérivé, Dyscalculie ou Innumérisme, p. 5).

  • Le modèle de Vygotski (figure 2) éclaire le cheminement de la pensée ;

    Il associe, avec des dosages variables, le « langage automatique » et l’image, qu’il qualifie de «  pensée technique » pour préciser la « pensée verbale » ou «  langage intérieur » (Vigier, Dyscalculie et Innumérisme, p. 4).

Quatre leviers

sur lesquels on peut agir pour permettre la résolution des problèmes arithmétiques dans les meilleures conditions :
Les preuves s’accumulant, la proportionnalité, notion intuitive, sinon innée est à retenir en premier.
Ensuite, les abaques sont des sources importantes d’images mentales. La présentation en tableau d’une situation, agit, en outre, comme le ferait une rampe, pour une personne à mobilité réduite progressant vers l’abstraction en limitant la hauteur du saut entre deux paliers de connaissance (cf. figure 1).
Nous trouvons normal au lycée, d’utiliser une formule de dérivation plutôt que de passer par une démonstration longue ; il s’agit d’un automatisme qui s’inscrit facilement en mémoire. De la même façon, dans les calculs de base, à l’école ou au collège, l’utilisation des automatismes grâce aux tableaux permet de sécuriser une mémorisation sémantique à long terme.

Précisons les approches pédagogiques :

Dans la résolution d’un problème arithmétique avec présentation verbale (énoncé), le franchissement des paliers d’abstraction peut être grandement facilité en introduisant les abaques ! Pour les élèves « fragiles  » ou en difficulté avec les algorithmes, nos expérimentations prouvent même que c’est un passage obligé vers la réussite. Les « abacistes » ont été terrassés à partir du Moyen Âge par les «  algoristes  ». Quelle belle revanche ce serait si un tel programme de travail se mettait en place !
Utilisation du boulier [2] au CP, CE.
Présentation en tableau des énoncés de problèmes ou des calculs en CM et au collège.
Introduction du tableur lors des premiers apprentissages des quatre opérations et son
utilisation régulière ensuite.

Le choix des outils :

Au plan didactique, le boulier chinois [3] est préféré au boulier japonais et aux bouliers européens ou à l’abaque romain car il est plus proche de la représentation des mains. Cinq boules unitaires
et deux boules quinaires ; ceci permet une continuité dans l’étude du dénombrement commencé avec les doigts et une plus grande latitude dans le déroulement des calculs (cf. innumérisme.com).

Les tableaux sont les constructions symboliques les plus proches de la réalité et sont utilisés depuis les origines de l’humanité ; ils impressionnent la mémoire beaucoup plus facilement que des présentations seulement verbales.

Le tableur est le prolongement informatique, à la fois, du boulier et des tableaux manuels. Le tableur constitue un mode de représentation intermédiaire entre la formulation verbale et la situation réelle. Dans le domaine des mathématiques, l’irruption de l’informatique a changé la donne ; son enseignement doit donc être adapté dès l’école primaire.

Ces trois outils apportent des contributions complémentaires à la même démarche : obtenir des images mentales, une rampe pour les élèves à mobilité conceptuelle réduite et des automatismes pour fixer les apprentissages, tout en s’appuyant sur cette notion de base qu’est la proportionnalité.

La mise en oeuvre, lecture et compréhension d’énoncé :

Afin de limiter les difficultés d’interprétation des énoncés, appliquée à l’apprentissage de la résolution des problèmes arithmétiques, nous privilégions le choix d’un texte simple, d’une demi-page, issu de la vie de l’écolier, du collégien ou du milieu professionnel pour les plus grands. À partir de ce texte, il est possible de balayer toute une partie de programme par des énoncés d’exercices de deux lignes liés au texte de départ. Chaque étude pouvant prendre plusieurs semaines, la situation devient alors familière. Il s’agit bien de situations réelles et non de situations
représentées (faire comme si…), car, avec ces enfants, pour dénombrer des moutons, il faut des moutons et non pas des jetons !
Une technique de lecture-compréhension fondée sur l’explicitation des éléments pertinents favorise la construction d’une interprétation adéquate de l’énoncé. L’énoncé est découpé en « micro-schémas », nommés, plus simplement, pour les élèves, « idée no 1 », « idée no 2 », etc., par des soulignements et des encadrements colorés (cf. figure 4 et Vigier, Méthode des abaques, p. 3 et 4). Cette technique aide à la compréhension de l’énoncé et peut aussi contribuer à dépasser le blocage observé chez certains élèves, en mobilisant l’attention par des manipulations de couleurs.

La pédagogie mise en oeuvre : tableaux et tableur :

Si nous rejetons l’usage de la calculatrice, quel outil utiliser ? Le tableur est notre abaque moderne. Il permet de faire des calculs et des tableaux, de les modifier, de les automatiser ou de les effacer. Le transfert de l’énoncé verbal et des données du papier vers la structure plus formelle et plus explicite du tableau informatique favorise un effort de concentration et de compréhension du fait de la réécriture. Il permet une coordination des différents schémas. L’écriture des mots et des nombres dans des cellules différentes permet de tisser des liens entre la mécanique du calcul et le sens et de bien distinguer les grandeurs, les quantités, les mesures, les unités et les nombres. Voilà des caractéristiques essentielles des tableaux sur tableur ! Le support papier ne conserve plus que la trace du résultat, en retour, comme dans l’antiquité, mais avec un avantage : le fichier du tableur peut être sauvegardé pour une analyse ultérieure. Les couleurs des micro-schémas sont reprises sur l’écran.

Pour un élève en difficulté, utiliser une calculatrice c’est choisir au hasard une opération et annoncer oralement un résultat. Utiliser un tableur, c’est transcrire l’énoncé sous forme de tableau avec un titre, faire un calcul en sélectionnant des valeurs liées aux grandeurs et écrire une conclusion.
Les deux démarches sont très éloignées : la calculatrice désoriente nos élèves en difficulté, le tableur les guide.

L’approche par les tableaux :

Trois présentations de tableaux peuvent être distinguées :

  • Une présentation verticale des données devant être additionnées, en une seule colonne (figure 5a) ;
  • Une présentation horizontale en une seule ligne (figure 5b ), pour les problèmes de distance, d’écart, de durée, de situations chronologiques, etc. qui sont résolus par une soustraction. Dans ces deux premiers cas, la représentation sur un axe vertical ou horizontal peut expliciter le problème en apportant l’ordre de grandeur visuel ;
  • Enfin, une présentation horizontale sur deux lignes pour les tableaux de proportionnalité. Ces tableaux ont, eux-mêmes, deux formes : le tableau non limité en nombre de colonnes, construit par additions successives et les tableaux dits « produits en croix » (voir figures 6a et 6b).

    Pour les élèves, tout est simplissime dans ces calculs (figure 6 a) où l’on ne parle que d’addition : 40 = 32 + 8 ; 4 est le nombre qui permet d’obtenir 8 en l’additionnant à lui-même, après d’éventuels essais successifs ; l’écart entre 32 et 72 est obtenu par addition « à trou », ou par la méthode du « rendu de monnaie », …). Ce faisant, nous revenons aux processus du « calcul machine » où les compteurs s’incrémentent, là grâce aux doigts des élèves. Nous retrouvons aussi le mode de fonctionnement des vendeuses africaines ou des gamins des rues cités dans la littérature ou encore les modes de calcul pratiqués dans l’Égypte antique avec, bien sûr, pour nous, le renfort de l’informatique.

    Les possibilités offertes par les tableaux additifs sont complétées rapidement par l’utilisation des touches moins « − », étoile « * » et barre de fraction « / ». Pour calculer une distance, les élèves utilisent la touche « − » ; mais cela reste la difficulté la plus importante car les élèves « cliquent » spontanément sur la cellule de départ en premier, ce qui, au tableur, aboutit à une erreur de signe ; ils sont dans la logique du choix des nombres romains IV et IX (distance de I à V = 4 et distance de I à X = 9) ; le « retour en arrière » est difficile car, « naturellement » et mentalement, nos élèves calculent une distance … en comptant ! Cette difficulté provient probablement du mauvais choix, au Moyen Âge, de la place des opérandes (dans le cas de la division et de la soustraction), peut-être en liaison avec l’écriture de la droite vers la gauche des arabes. Le signe « − », rappelant le segment en géométrie, correspond bien, cependant, dans leur esprit, à un calcul de distance.

    Pour les tableaux de proportionnalité, version compacte à trois colonnes du tableau additif (figure 6b), la démarche est plus simple. Ce type de tableau est prisé par tous les élèves, même ceux en grande difficulté en calcul : les signes du clavier numérique, * et /, sont appelés dans le bon ordre pour les opérations correspondantes, sans toutefois être associés immédiatement à la multiplication et à la division (symboles × et :) ; ce choix renvoie, dans leur esprit, à une instruction machine destinée à réduire le tableau additif, ce qui est le cas, et l’$\alpha$ (alpha), moyen mnémotechnique de se souvenir de l’ordre des instructions, est correctement utilisé sans aucune hésitation. La version visuelle dispense ainsi de faire appel à la règle de trois et à son énoncé verbal. Ces tableaux permettent la résolution de tous les problèmes liés à une situation linéaire (de proportionnalité) et, donc, la multiplication et la division en deviennent des cas particuliers, lorsque l’un des nombres appelé est le neutre (1) de l’une de ces deux opérations. Jusqu’en Troisième, les situations linéaires ou affines priment. L’extension aux situations affines se fait immédiatement par ajout d’une nouvelle donnée au résultat. En pratique, les calculs sont effectués en allant chercher les données numériques dans la bonne cellule du tableur, les liens deviennent clairs et les automatismes s’installent (produit en croix, …). Chaque tableau est présenté avec un titre, un récapitulatif de l’énoncé et des données numériques, et une conclusion. Il s’agit bien d’une construction proche de la réalité, faisant apparaître les grandeurs, les unités, les nombres et les mesures, et non d’une abstraction avec manipulation de nombres et d’opérateurs sans lien avec le réel. Le retour sur la feuille papier peut alors s’effectuer.

    L’expérience montre cependant qu’un retour aux notions de multiplication, division et soustraction, sous la forme qui leur est enseignée depuis des années, s’effectue, assez facilement, au bout de quelques semaines : il n’y a plus de mystère !

Expérimentation 2009 :

Une expérimentation a été conduite avec trois classes de SEGPA, deux classes de CAP et deux classes de Bac Pro en juin 2009 ; quatre critères ont été mesurés : réponse effective, calcul, utilisation d’un tableau ou d’un schéma et enfin réponse attendue. Ces résultats sont confirmés par une étude faite en janvier 2010, sur 200 élèves d’un collège de la banlieue de Clermont-Ferrand, dont le dépouillement n’est pas terminé et ne peut pas être encore publié.

Figure 7 : Résultats d’expérimentation 2009.

La progression d’une classe à l’autre n’est pas mise en évidence. La compréhension de la multiplication et de la division n’évolue donc pas de façon sensible dans ces classes et reste un problème non résolu à 15 ans pour un grand nombre (près de 30 %).

La principale conclusion porte sur le taux de bonnes réponses de la classe de 1 ATMFC :

Une quinzaine d’heures, seulement, deux mois auparavant ont été consacrées à la proportionnalité et au produit en croix ; comme les autres SEGPA, ils n’en faisaient pas usage auparavant dans les problèmes arithmétiques ! Les deux évaluations ont été effectuées à 48 heures d’intervalle ; la première avec pour consigne de ne pas utiliser les tableaux ; la seconde sans consigne particulière. La progression est très forte et le niveau de ces élèves post SEGPA se rapproche de celui des Bac Pro, qui eux proviennent du collège normal ! Avec une révision, les résultats auraient été encore bien meilleurs. Spectaculaire !

En guise de conclusion

Nous postulons que tous les élèves, sans aucune exclusive, peuvent acquérir les connaissances et les compétences du socle commun en mathématiques en reprenant le proverbe philosophique de Jérôme Bruner ([3], p. 149), « L’on peut tout enseigner à n’importe quel élève, quel que soit son âge, sous une forme acceptable » avec les outils qui leur sont adaptés.

Les difficultés sont essentiellement environnementales, notamment dans les quartiers sensibles, mais aussi en milieu rural, l’origine géographique ou ethnique n’étant pas un facteur aggravant ou décisif au contraire de l’origine sociale.

Cependant, les enfants adoptés même tardivement, s’imprègnent bien de l’«  habitus » de leurs adoptants ! Pourquoi, cela ne serait-il pas le cas aussi de nos élèves en difficulté. Peut-être faut-il rompre avec « l’enseignement allusif » ou «  la pédagogie implicite » dénoncée par Bourdieu il y a 30 ans ([2], p. 66), au moins pour cette catégorie d’élèves ?

Bibliographie

[1] Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme, retrouvé, en mars 2010, à l’adresse : http://www.anlci.gouv.fr/.

[2] Bourdieu P., La reproduction, éléments d’une théorie l’enseignement, Paris, Édition de minuit, 1970

[3] Bruner J., L’éducation, entrée dans la culture. Les problèmes de l’école à la lumière de la psychologie culturelle. Retz, 1996.

[4] Fayol M., Approche neuropsychologique et développementale des difficultés de calcul chez l’enfant. Marseille, Éditions Solal, 2005.

[5] Fischer J.-P., La Dyscalculie Développementale, revue ANAE juillet 2009. Une étude de la dyscalculie à l’âge adulte. Retrouvé, en mars 2010, à l’adresse : http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ES424-425E.pdf

[6] Piaget J., Recherches sur l’abstraction réfléchissante ; 1/ l’abstraction des relations logico-arithmétiques. Paris, PUF, 1977.

[7] PISA, 2006. Les compétences en Sciences, un atout pour réussir.
Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves. www.oecd.org/pisa

[8] Vigier M., Les élèves en grande difficulté en math : sont-ils dyscalculiques et peuvent-ils bénéficier d’une approche du calcul par tableaux et tableurs, revue ANAE, juillet 2009. Retrouvé, en mars 2010, à l’adresse : http://www.innumerisme.com/
imagesclients/pdf/5500.pdf
La résolution de problèmes arithmétiques chez des élèves de CAP en difficulté ; méthode des tableaux. Retrouvé, en mars 2010, à l’adresse : http://www.innumerisme.com/imagesclients/pdf/5487.pdf
Dyscalculie ou Innumérisme ? Retrouvé, en mars 2010, à l’adresse : http://www.innumerisme.com/imagesclients/pdf/ 5478.pdf
Méthode des abaques. Retrouvé, en mars 2010, à l’adresse : http://www.innumerisme.com/imagesclients/pdf/6036.pdf
EGDC. Retrouvé, en mars 2010, à l’adresse : http://www.ecoavenir.fr/imagesclients/pdf/6755.pdf

<redacteur|auteur=500>

Notes

[1Ingénieur ENSI, Professeur LP de Mathématique, Lycée Professionnel P. A. Chabanne, 16260 CHASSENEUIL. Association pour la Prévention de l’Innumérisme. michel.vigier@ac-poitiers.fr

[2Pourrait s’y ajouter pour une plus grande logique, la connaissance de la numération selon le système des dizaines de Condorcet (unante, duante, trente, etc.). La connaissance des deux systèmes en parallèle semble être un plus pour les adolescents (on a bien changé de monnaies plusieurs fois sans ennui majeur). Deux cent millions de
francophones attendent qu’on leur simplifie l’apprentissage de la numération.

[3Boulier interactif : http://www.jlsigrist.com/bouliersap.html
Mode d’emploi du boulier, IREM de Lille : http://www.ecoavenir.fr/imagesclients/pdf/ 6753.pdf

Les Journées Nationales
L’APMEP

Brochures & Revues
Ressources

Actualités et Informations
Base de ressources bibliographiques

 

Les Régionales de l’APMEP