Bulletin Vert n°490
bulletin spécial « Centenaire de l’APMEP »

Les années des mathématiques modernes

Les années de la Libération

L’onde de choc de la Seconde guerre mondiale ébranle rudement l’association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public qui n’échappe pas aux difficultés que connaît la société française dans son ensemble à la Libération. Relever une organisation, après cinq années d’interdiction, n’est pas chose aisée. Mais dans le même temps, la Libération fait naître un sentiment très fort de reconstruction dans tous les domaines, économiques, sociaux et éducatifs. Le rapport Wallon-Langevin engendre un engouement pour de nouvelles façons d’enseigner. Une génération renouvelée de dirigeants, incitée par les « anciens  », met en marche une nouvelle association, au sigle différent, A.P.M.E.P., qui élimine l’adjectif secondaire, et qui ouvre désormais ses portes, et surtout ses postes éligibles, aux autres ordres d’enseignement. La nouvelle A.P.M.E.P. renoue avec ses adhérents et rétablit, somme toute assez rapidement, une liaison écrite avec eux, grâce à son Bulletin. Pendant la première décennie d’après guerre, l’association retrouve et relance les positions qui étaient les siennes avant guerre, concernant notamment les programmes d’égalité scientifique. C’est le même bureau, élu en 1939, qui conduit la réorganisation et réactualise les positions qu’a développées l’association tout au long des années trente [1] :

L’enseignement des mathématiques est un enseignement de culture.

Des sections dites scientifiques doivent être offertes au choix des élèves désirant entrer dans la classe de mathématiques et poursuivre des études scientifiques.

Les élèves des sections dites littéraires doivent acquérir le minimum de culture et de connaissances mathématiques nécessaire à l’honnête homme du XXe siècle.

Les excellents élèves des ces sections littéraires doivent pouvoir recevoir un enseignement de mathématiques complémentaire leur permettant de suivre aisément la classe de mathématiques.

La position de l’association est ainsi en adéquation avec l’abandon, sous le régime de Vichy, du plan d’études qui a mis en place l’égalité scientifique. Dès 1946, l’association prend cependant conscience que la science connaît une évolution très rapide et que l’enseignement secondaire ne doit pas rester figé dans ses anciens programmes et méthodes. En 1946, l’A.P.M.E.P. lance une grande enquête sur les programmes de mathématiques de la sixième aux Mathématiques supérieures [2] . André Huisman [3] justifie l’importance de cette enquête :

La science évolue avec une extrême rapidité, et pourtant les programmes ne changent guère dans leur ensemble, car les réformes se sont toujours bornées à faire glisser d’une classe dans l’autre telle ou telle partie de l’ensemble. Il importerait d’introduire dans l’enseignement élémentaire certaines techniques récentes de grande efficacité comme le calcul vectoriel par exemple. D’autre part, les notions statistiques envahissent toutes les sciences et «  elles ne peuvent plus longtemps être absentes des fondements de la culture scientifique ».

Ce mouvement scientifique qui accélère rapidement porte l’association vers les mathématiques dites modernes et dont le terme est employé dans son Bulletin dès les années 1950.

Les mathématiques modernes

En avril 1950, l’association décide de créer une commission dénommée Commission axiomatique et redécouverte [4] . Son premier travail consiste à faire intervenir des conférenciers, mathématiciens qui sont favorables à l’axiomatique et à son enseignement. Le premier est M. Glaeser, chef de travaux à la Faculté des sciences de Nancy, qui relate quelques expériences d’enseignement axiomatique pratiqué aussi bien en classes de cinquième et de mathématiques, montrant par là que le sujet concerne l’ensemble de l’enseignement secondaire. Les conférenciers suivants sont Gustave Choquet et M. Bouligand, membre correspondant de l’Académie, sur les principes de la géométrie euclidienne. Yves Crozes produit des rapports pour la commission jusqu’en 1953. Le plus important et intéressant rapport est publié dans le bulletin de mars 1952 [5] qui montre l’intérêt particulier de l’association pour l’axiomatique. Pour Yves Crozes, l’axiomatique permet de choisir une source : celle qui consiste à présenter une méthode d’apprentissage, à partir de termes primitifs et de propriétés initiales, c’est-à-dire de pouvoir commencer puis démontrer. Le terme « axiomatique  » figurant dans le nom de la commission est expliqué par Crozes comme affirmant ce qu’il appelle «  la droiture du fondamental », c’est-à-dire l’accès à la logique déductive. Ainsi, équipé des éléments primitifs et d’une logique déductive, il lui reste à détailler le second terme « redécouverte  » qui, écrit-il, «  rappelle que notre aventure doit se vivre avec des enfants et pour eux ». Ce sont donc les principes des méthodes actives qui sont sous-jacents puisque l’enfant se trouve être souvent associé, dans le texte de Yves Crozes, à la démarche proposée.

À partir de 1954, la commission Axiomatique et redécouverte engage un partenariat étroit entre l’association et la Société mathématique de France à l’occasion de conférences qu’elles organisent ensemble. Cette collaboration prend une forme plus régulière à partir de 1956, puisque l’A.P.M.E.P. met en place une série de conférences « destinées aux professeurs de mathématiques  [6] » qui ont pour thèmes principalement les mathématiques modernes. Cet ensemble de conférences devient un véritable moyen d’acculturation des professeurs du secondaire aux mathématiques modernes et construit les schémas de pensée nouveaux qui vont, au sein de l’association, mais également dans l’ensemble de la communauté enseignante, conduire aux transformations importantes des contenus et des méthodes d’apprentissage qui se mettent en œuvre durant les années 1960 et 1970.

On peut ici citer la liste des conférences prononcées par Gustave Choquet et André Revuz entre 1950 et 1970 afin de permettre au lecteur de se faire une idée des contenus et des intentions des protagonistes.

Conférences de Gustave Choquet
publiées dans les bulletins de l’A.P.M.E.P. entre 1950 et 1970

  • Bulletin n° 158, octobre 1953
    • Les relations d’ordre et d’équivalence : leurs applications en géométrie élémentaire, p. 9-14.
    • Une géométrie basée sur les notions de distance et de retournement, p. 15-25.
      • 1re partie : Initiation.
      • 2e partie : Géométrie du plan, déplacements, orientation.
  • Bulletin n°177, mai 1956
    • Espaces vectoriels, p. 388-400.
  • Bulletin n° 183, janvier 1957
    • La droite numérique ; propriétés topologiques fondamentales, p. 162-177.
  • Bulletin n°185, juin 1957
    • Notions liées à la structure d’un espace métrique, p. 325-335.
  • Bulletin n° 206, mars 1960
    • À propos de la modernisation [7] , p. 288-290.
  • Bulletin n°209, octobre-novembre 1960
    • Recherche d’une axiomatique commode pour le premier enseignement de la géométrie élémentaire, première partie, p. 3-18.
  • Bulletin n°213, décembre 1960
    • Recherche d’une axiomatique commode pour le premier enseignement de la géométrie élémentaire, seconde partie, pp. 123-142.
  • Bulletin n°215, mai-juin 1961
    • L’enseignement de l’arithmétique à l’école primaire et à l’école secondaire, p. 365-373.
  • Bulletin n° 229, janvier-février 1963
    • L’Analyse et Bourbaki.
  • Bulletin n° 253, juillet-août 1966
    • L’analyse dans l’enseignement secondaire, p. 331-339.

Conférences prononcées par André Revuz entre 1956 et 1960
dans le cadre des conférences organisées par la Société mathématique de France et la Commission Axiomatique et Redécouverte de l’A.P.M.E.P.

  • Bulletin n° 180, décembre 1956
    • Espaces projectifs.
  • Bulletin n° 183, janvier 1957
    • Espaces euclidiens et espaces métriques.
  • Bulletin n° 196, janvier 1959
    • Théorie de l’intégration I.
  • Bulletin n° 198, mars 1959
    • Théorie de l’intégration II.
  • Bulletin n° 199, juin 1959
    • Théorie de l’intégration III.
  • Bulletin n° 201, octobre-novembre 1959
    • Le langage simple et précis des mathématiques modernes.

La première Charte : Chambéry

Pour la première fois de son histoire et grâce aux transformations induites par les mathématiques modernes, l’association des professeurs de mathématiques se dote d’un texte qu’elle dénomme « Charte  ». Le texte de la Charte de Chambéry [8] est finalisé au colloque organisé par l’association du 1er au 4 janvier 1968, à Chambéry. Il est consacré essentiellement à deux thèmes, l’enseignement élémentaire et la formation des maîtres. Par ses ambitions, le contenu de la Charte dépasse toutefois le seul cadre des deux thèmes du colloque puisqu’il propose également les conclusions d’une réflexion menée sur les modalités de mise en œuvre d’une réforme de l’ensemble du système éducatif français « de la Maternelle aux Facultés ». Le texte est mis au vote des adhérents lors de l’assemblée générale du 5 avril 1968 qui l’adopte largement puisqu’il recueille, sur 653 Votants, 589 voix Pour, 16 voix Contre et 48 Abstentions.

Dans la présentation que fait l’association de la Charte de Chambéry, le rôle du texte est très explicitement celui de promouvoir la réforme de l’enseignement à une grande échelle et constitue un outil utile pour le bureau de l’APMEP lors de ses audiences avec les Instances ministérielles [9] :

Le bureau de l’A.P.M.E.P. aura mission de le présenter aux autorités de l’Éducation Nationale, aux maîtres de l’Enseignement Public, aux parents d’élèves et, en général, à toutes les personnes qui s’intéressent à l’enseignement des mathématiques. Puisse ce document informer un large public, susciter ses réflexions et mieux encore l’amener à concevoir et à réaliser la réforme nécessaire de notre enseignement.

Par cette initiative, l’association se dote d’un document qui, par son nom de « Charte  », veut indiquer une référence forte aux principes de réforme qu’elle propose.

La Charte constitue une synthèse des rapports de la Commission Recherche et Réforme [10] créée par l’association en 1966 et de la Commission ministérielle présidée par André Lichnerowicz [11] , mise en place en 1967. Pour l’association, le moment semble opportun car les conditions politiques d’un changement se dessinent de plus en plus précisément, notamment depuis la création de la Commission Lichnerowicz et de son premier rapport officiel publié en mars 1967 [12].

La Charte est axée sur cinq étapes et une conclusion qui lui permettent un tour d’horizon complet de tous les thèmes auxquels elle réfléchit depuis une dizaine d’années. Elle reprend notamment les propositions émises par les deux commissions en expliquant dans ses deux premières étapes les raisons d’une réforme et leur légitimation. Elle propose ensuite des modalités d’organisation de la réforme. La Charte ne se contente pas de reprendre les idées existantes. Elle a pour but essentiel, outre celui d’informer, de montrer que la pérennité des propositions formulées doit être un objectif à atteindre.

La transformation des contenus d’enseignement est résolument axée sur les mathématiques modernes, les mathématiques axiomatiques et les structures mathématiques. On peut remarquer que le terme « mathématiques modernes » est d’ailleurs utilisé avec une certaine prudence [13] :

Ce qu’on appelle un peu vite la mathématique moderne, ce qu’il conviendrait mieux d’appeler la conception constructive, axiomatique, structurelle des mathématiques, fruit de l’évolution des idées, s’adapte « comme un gant », nous permettons-nous de dire, à la formation de la jeunesse de notre temps.

La Charte cite en particulier l’œuvre de Bourbaki et institutionnalise la pensée de l’association en faveur des notions de structures et d’axiomatique qui sont réfléchies et débattues depuis la Libération, et dont quelques éléments sont introduits graduellement dans les programmes depuis le début des années 1960. Cependant, elle modère en prônant un changement de méthode d’enseignement, notamment par la pédagogie active [14] :

La pédagogie active, fondée sur l’analyse de la genèse des notions chez l’enfant, conduit inéluctablement à une refonte complète de nos méthodes d’enseignement.

En remontant au plan Langevin-Wallon, en citant les travaux de Caleb Gattegno, Célestin Freinet, Z. P. Dienes, déjà mis en valeur dans de nombreux textes de Gilbert Walusinski [15] depuis la fin des années 1950, la Charte montre l’aboutissement d’un long processus de réflexion sur la recherche d’une nécessaire réforme envisagée depuis la Seconde guerre mondiale. Aux mathématiques modernes dont elle se défend de toute volonté d’impérialisme intellectuel et de dogmatisme imposé, elle adosse une méthode pédagogique basée sur l’activité de l’élève dès le plus jeune âge afin que les concepts appris soient approfondis sur plusieurs années.

La Charte présente par ailleurs, comme indispensable et incontournable, l’expérimentation pédagogique. L’outil pour mener à bien cette nécessaire réforme se trouve dans la création des Instituts de recherche sur l’enseignement des mathématiques (I.R.E.M.) qui sont, depuis la Commission Recherche et Réforme, complètement pensés dans leurs structures et finalités puis repris dans les mêmes termes par la Commission Lichnerowicz. En effet, si on s’intéresse au concept des I.R.E.M., la similitude entre les trois rapports, Commission Recherche et Réforme, Commission Lichnerowicz et Charte de Chambéry, est frappante. Le rapport écrit par Gilbert Walusinski pour la commission Recherche et Réforme les définit dans un contexte plus large d’Instituts universitaires. À part quelques détails d’organisation des postes de directeur et de décharges des personnels affectés dans un I.R.E.M. par exemple, les missions des I.R.E.M., pensées à l’identique dans le rapport de Gilbert Walusinski et dans celui de la Commission Lichnerowicz, sont très précises [16] :

L’I.R.E.M. organise des conférences ou des cours destinés aux maîtres en exercice ; il participe à la formation des futurs maîtres ; il contrôle les expériences pédagogiques organisées sous sa responsabilité ; il organise des stages de longue durée, des échanges avec les autres I.R.E.M. en France ou à l’étranger, etc.

Les I.R.E.M. ayant le statut d’Instituts universitaires et recevant la double mission d’assurer la formation continue des maîtres et d’organiser les expériences désirables sur l’enseignement des mathématiques, afin de pouvoir faire passer des conclusions éventuelles dans les faits, de manière plus ou moins progressive.

Le schéma organisationnel d’un I.R.E.M. présenté dans le rapport de la Commission ministérielle est repris in extenso dans la Charte de Chambéry qui s’y réfère explicitement. Dans un paragraphe spécifique, la Charte met en avant le principe de pérennité des instituts [17] :

Les I.R.E.M. ne sont pas des organismes provisoires à mission limitée dans le temps. Leur création signifie aussi que le concept de réforme continue, d’adaptation permanente de l’enseignement aux conditions scientifiques, pédagogiques, sociales et économiques commence à prendre forme. Il en est temps. Mieux vaut s’adapter que devoir entreprendre des révisions déchirantes.

La Charte pose donc les jalons d’une réforme continue qui prend pour base les mathématiques modernes. Elle légitime alors un état d’esprit qui doit s’appliquer dans la réforme de l’enseignement des mathématiques, puisqu’elle pose à la fois les modalités d’organisation de cette réforme, les outils pour y parvenir à travers notamment les I.R.E.M. et les mathématiques qui y sont enseignées et expérimentées, ainsi qu’un calendrier prévisionnel pour appliquer l’ensemble de ces propositions. La durée de mise en place de la réforme est effectivement très ambitieuse car elle débute par la mise en application de nouveaux programmes en 1969, simultanément en classe de sixième et seconde, pour terminer en 1982, soit sur une durée complète de treize années.

Par son ambition et son impact, la Charte de Chambéry constitue un document singulier de l’histoire de l’A.P.M.E.P.

La deuxième Charte : Caen

Les journées de Toulouse organisées au mois de mai 1971 font naître le besoin de préparer une nouvelle charte sur le modèle de celle de Chambéry.

C’est ce qu’annonce le président de l’association François Colmez dans son éditorial du bulletin qui expose le contenu des journées toulousaines [18] :

Une constatation vient en filigrane dans les conclusions des commissions :
une première étape de la réforme est en train de s’achever, il faut préparer la suivante. Le bureau national a fait sienne cette conclusion, c’est pourquoi il propose pour l’année scolaire 71-72 un calendrier de travail organisé à partir de l’idée suivante : il faut préparer un document [19] sur les lignes d’action de l’A.P.M.E.P., analogue à la Charte de Chambéry dans son élaboration et la complétant.

C’est vraisemblablement le succès de la mise en application des nouveaux programmes de sixième et cinquième qui donne le sentiment au président de l’A.P.M.E.P. qu’une première partie de la réforme s’achève. Les journées de Toulouse se sont en effet déroulées dans un état d’esprit où la satisfaction est présente dans les nombreux rapports des différentes commissions et groupes de travail. Leur publication représente une centaine de pages du bulletin d’automne 1971 [20] . Elles sont consacrées aux deux premières classes du collège, en liaison également avec l’enseignement primaire [21] . D’autres exposés présentent des liens entre mathématiques modernes et autres disciplines, linguistiques en général [22].

L’euphorie qui se dégage de cette réussite ne masque pas toutefois l’inquiétude qui émane dans les bulletins de l’APMEP face à l’attente des nouveaux programmes de la classe de quatrième. Ces derniers doivent entrer en vigueur en octobre de la même année. En juin 1971, l’association tient une conférence de presse qui relativise sa position [23] :

Personne ne remet plus en doute le succès rapide de la réforme dans les classes de cinquième et de sixième ; la mathématique, discipline jusqu’alors ennuyeuse et décourageante pour la plupart des élèves, devient une de leurs matières préférées… Ce succès risque d’être partiellement compromis en quatrième par les conditions dans lesquelles on se prépare à mettre en application le nouveau programme.

Même si dix I.R.E.M. existent déjà en juin 1971 [24] et participent à l’expérimentation des programmes, l’association dénonce la difficulté que rencontre une grande partie des professeurs des classes de quatrième, pour la plupart maîtres auxiliaires ou instituteurs, qui ne peuvent pas être pris en charge par les Instituts, ce qui rend plus difficile la formation des enseignants à ce niveau. De plus, les expérimentateurs des programmes qui travaillent au sein des Instituts pédagogiques nationaux ou des IREM dénoncent dans un courrier daté de juin 1970, un programme infaisable et trop ambitieux [25] :

Ces constatations nous ont conduits à émettre les vœux suivants :

a) nous demandons que les programmes de quatrième et troisième ne comportent pas de théorie déductive complète de la géométrie, ni de construction systématique de structure numérique ;

b) nous demandons qu’on laisse à chaque professeur la liberté de s’en tenir à certains « îlots déductifs » de son choix, sans référence à une axiomatique imposée par le programme ;

c) nous demandons que le programme de chaque année scolaire comporte deux parties :

  • des objectifs nettement délimités et modestes,
  • en annexes, des textes indiquant avec suffisamment de détails plusieurs voies possibles pour atteindre ces objectifs, les professeurs restant bien sûr libres d’en choisir d’autres ;

d) nous demandons que le programme de quatrième (objectifs et annexes) soit publié dès que possible ; […]

e) nous demandons que les voies suggérées dans les annexes permettent une alternance des thèmes au cours de l’année ;

f) nous demandons que les programmes tiennent compte, dans la mesure du possible, des besoins :

  • du professeur de technologie
  • des élèves qui terminent leurs études en fin de troisième
  • du physicien dans les classes postérieures à la troisième

Le programme de quatrième entre toutefois en vigueur à la rentrée 1971. Il est l’objet de vives critiques des enseignants de terrain, des adhérents de l’association et de la communauté scientifique dans son ensemble.

La Charte de Caen est donc élaborée durant l’année scolaire cruciale et mouvementée de 1971-1972, afin de répondre aux différentes interrogations précédentes. Elle est découpée en trois parties :

  1. Finalités de l’enseignement mathématique ;
  2. Organisation scolaire – expérimentation – recherche ;
  3. Formation des maîtres.

La première partie est très innovante car elle rompt avec l’écriture traditionnelle des programmes qui présentent les notions à acquérir de façon linéaire, indépendamment de toute progression. La charte préconise au contraire une structure qui ne présente pas la liste exhaustive des matières qu’il faut enseigner, mais distingue deux dispositifs qu’elle juge complémentaires :

Un noyau de notions fondamentales qu’au terme de l’année tout élève de la classe doit avoir acquises (ce qui pose le difficile problème de l’évaluation des résultats scolaires).

Une liste de thèmes parmi lesquels les élèves et le maître pourront choisir ceux qu’ils étudieront, soit pour motiver l’introduction des notions fondamentales, soit pour illustrer des utilisations de ces notions, soit encore pour nourrir des recherches supplémentaires dont l’apparente gratuité donnerait aux élèves un avant-goût des études libres que, devenus adultes, ils entreprendront peut être.

La deuxième partie de la Charte est consacrée à une innovation qui poursuit celle qu’avait représentée la création des I.R.E.M. dans la Charte de Chambéry : les établissements à double secteur pédagogique. Ce sont des établissements dans lesquels existeraient un secteur « traditionnel  », où l’enseignement continuerait d’être ressemblant à celui en vigueur et un secteur « innovation  [26] » qui serait le lieu de recherches pédagogiques, dont l’I.R.E.M. de l’académie constituerait la tutelle pédagogique [27] . Le contenu de la Charte contient sur ce thème, des positions que l’on peut qualifier de révolutionnaires puisque le secteur « innovation  » permettrait de «  délivrer maîtres et élèves, volontaires, de l’actuelle tyrannie d’un système centralisé et souverainement dirigiste et bloqué ».

Enfin, la troisième partie dépasse très largement le cadre du seul enseignement des mathématiques puisqu’elle présente une organisation de la formation des maîtres telle que l’envisage l’association. Elle propose la répartition des enseignants en trois catégories, A pour les trois classes de maternelles, catégorie constituée d’enseignants multivalents, B pour les classes de CP à la classe de cinquième d’enseignants multivalents en CP, CE1 et CE2 et partiellement spécialisés pour les autres niveaux, et C pour les classes de sixième à terminale avec des maîtres spécialisés en une unique discipline.

On le voit, la Charte de Caen recèle beaucoup d’idées novatrices et empreintes d’utopies consécutives au mouvement social de 1968. C’est d’ailleurs sous le titre Utopies  ? qu’Henri Bareil [28] défend les idées de la charte. Elle devient un outil de référence pour toute action future de l’association. Le secteur innovation est pour le président de l’association Henri Bareil, la garantie d’une démarche réformatrice décentralisée, engagée par la base et dont la spécificité consiste à lui conférer une grande liberté dans la mise en place d’expérimentations locales. D’un autre côté, la Charte ménage également les professeurs peu enclins à la réforme. C’est ce que fait remarquer Henri Bareil, soucieux d’un consensus qui permet de préserver la cohérence de l’association mise en danger par le développement de l’opposition interne engendrée par l’U.P.U.M. En effet, en utilisant des caractères d’imprimerie de grande taille qui donnent à son texte un caractère déterminé, Henri Bareil insiste :

Ceux qui voudraient changer quelque chose ont donc à se préoccuper au plus vite du lancement chez eux du secteur innovation […]

Les autres doivent savoir que leur liberté est ainsi préservée et que le secteur innovation sera aussi à leur service.

Avec la Charte de Caen, il est donc question d’une volonté de réforme de l’enseignement, dans le prolongement de ce qu’a été la Charte de Chambéry, tout en repoussant le dogmatisme que les détracteurs des mathématiques modernes attribuent aux réformateurs.

Il y est également question d’une conception moins jacobine de l’éducation nationale qui se décline déjà au sein de l’association, dans une réorganisation générale en une multitude de Régionales indépendantes sous statut loi 1901. La démarche des expérimentateurs des programmes de quatrième est une référence très importante pour les concepteurs de la Charte et inspire indéniablement la partie concernant l’expérimentation et le secteur innovation. La Charte de Caen est donc un moyen de consolider les positions de l’association dans une tempête qui commence dès 1971, interne à la fois au système éducatif et à l’association.

Au-delà de la seule réforme des mathématiques, c’est donc bien une réflexion sur une réforme plus large qui est en question. D’une part, défendue par la Charte de Caen, l’association s’engage vers une réforme établie et revendiquée dans un cadre constitué de grandes lignes nationales auquel s’adjoignent des libertés locales et décentralisées.

D’autre part, elle ne rejette pas l’opposition qui, au sein des adhérents, préfèrent une vision plus centralisée et souhaitent retrouver l’esprit de la Charte de Chambéry.

C’est pourquoi, la Charte envisage une structure du système éducatif davantage uniformisante, avec notamment la volonté d’un tronc commun jusqu’au lycée, gage d’une véritable démocratisation. Ce débat est en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt de la réforme qui se dessine au début des années 1970 et se termine dans le collège unique de la réforme Haby en 1975-1976.

 

Notes

[1Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°111, décembre 1945.

[2Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°116, octobre 1946.

[3André Huisman est professeur agrégé depuis 1929 et en poste au lycée Montaigne à Paris en 1946. Il fait donc partie d’une génération jeune et est secrétaire de l’association de 1947 à 1952, puis de 1956 à 1958 et président de 1958 à 1960, entre la présidence de Gilbert Walusinski et celle d’André Revuz.

[4Yves Crozes est le responsable sur toute la période, de la commission. En 1950, Yves Crozes est professeur au lycée Louis le Grand de Paris.

[5Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°147, p. 242.

[6Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°175, janvier 1956, p. 274.

[7Il s’agit ici d’un résumé d’une conférence faite par Gustave Choquet dont le titre exact n’est pas mentionné.

[8En ligne sur le site de l’A.P.M.E.P. : www.apmep.asso.fr

[9Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°261, mars-avril 1968, p. 167.

[10Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°257, mars-avril 1967 p. 138-144.

[11Professeur au Collège de France.

[12Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°258, mai-septembre 1967, p. 246-271.

[13Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°261, mars-avril 1968, p. 169.

[14Ibid. p. 170.

[15Gilbert Walusinski est président de l’A.P.M.E.P. de 1955 à 1958. On pourra se référer à la plaquette retraçant sa vie à l’APMEP.

[16Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°257, mars-avril 1967, p. 140 et Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°258, mai-septembre 1967, p. 257.

[17Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°261, mars-avril 1968, p. 176.

[18Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°280, automne 1971, p.506.

[19L’idée est proposée par Maurice Glaymann lors du comité de juin 1971.

[20Ibid.

[21Beaucoup sont également consacrés à l’enseignement primaire pour lequel la Commission Lichnerowicz a préparé un programme rénové pour la rentrée 1970.

[22Une équipe de Grenoble présente notamment les résultats d’une recherche qui a pour but de repenser l’enseignement de la grammaire en liaison avec l’enseignement des mathématiques. En particulier, les recherches montrent que le degré d’abstraction est important dès lors qu’on veut préciser le fonctionnement de la langue maternelle qui repose sur des structures complexes.

[23Ibid, p.366

[24Paris, Lyon, Strasbourg en 1968, Aix-Marseille, Besançon, Bordeaux, Rennes en septembre 1969, Clermont-Ferrand, Lille, Montpellier en septembre 1970.

[25Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n°275-276, automne 1970, p. 444.

[26On peut y voir une influence de l’intérêt suscité par les classes nouvelles de la Libération. Henri Bareil, comme beaucoup de dirigeants de l’association, considérait que cette expérience avait été une réussite, comme l’avait été l’ambition du plan Langevin-Wallon (Entretien avec Henri Bareil, 23 décembre 2003).

[27La Charte reprend l’idée des I.R.E.X. équivalents pour les autres disciplines des I.R.E.M.

[28On pourra se référer à la plaquette APMEP sur la vie à l’APMEP d’Henri Bareil.

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