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Le difficile chemin de l’aléatoire dans les programmes.

par Didier Dacunha-Castelle [1]

Les traditions nationales dictent en partie les contenus des programmes. Cela vaut
pour les mathématiques et les probabilités en sont l’exemple. Il est temps de se
demander pourquoi l’on en est encore aujourd’hui à discuter de l’introduction de
l’aléatoire dans les programmes du collège et du lycée, avec un retard singulier par
rapport à bien des pays. Un blocage culturel a fait place à un blocage institutionnel.
Citons de manière schématique quelques faits marquants de ces dernières décennies
pour suivre le chemin des idées et des réalisations.

1962 : Les probabilités sont encore en section physique au CNRS, la « loi des grands
nombres »
est une expression de physicien.

1965-1970 : L’ignorance teintée de mépris à l’égard des probabilités que partagent une
grande majorité des universitaires mathématiciens dont bien des Bourbakistes se
change en intérêt devant l’usage des probabilités pour résoudre d’abord des problèmes
d’analyse (théorie du potentiel, géométrie de Banach, …) puis devant le transfert de
concepts probabilistes (entropie, partitions de Markov) dans des domaines importants
comme les systèmes dynamiques.

1975-1980 : Les probabilités sont obligatoires dans les premiers cycles de
mathématiques, mais la majorité des collègues refusent de faire l’investissement
minimal pour les enseigner.
Dans le secondaire les programmes mentionnent par intermittences des items de
probabilité en terminale C, rarement enseignés ou évalués, par contre en terminale D
les probabilités conditionnelles (notion centrale) sont au programme ce qui est un pas
en avant, mais cela n’est pas utilisé par les biologistes de manière claire, ce qui est
dommage !

1985 : Les statistiques restent un mot vulgaire et leur contenu vu comme un mélange
de comptabilité et d’évidences. Mes collègues continuent d’ignorer sans état d’âme
l’existence du moindre test statistique pourtant outil de base de la recherche en
biologie ou fondant de nombreux domaines de l’industrie.

1990 : Le Groupe Technique Disciplinaire de mathématiques nouvellement créé par le
Conseil National des Programmes modernise le programme de statistique en section
ES dont les horaires en maths ont été renforcés. Il renonce à renforcer la place de
l’aléatoire en S faute de consensus.
Une évaluation montre que la plupart des titulaires d’une maîtrise de maths peinent à
interpréter un tableau croisé de données.

2000 : Tous les départements de mathématiques recrutent des statisticiens, l’Académie
des Sciences fait un rapport pour signaler le retard considérable de notre pays (la
proportion de probabilistes-statisticiens est de 1/9 contre 1/3 dans les pays avancés
en mathématiques).
Les grandes Écoles ont mis 10 ans de plus en moyenne que les Universités pour
comprendre la puissance de l’outil aléatoire dans les applications.

2000 : L’introduction d’un soupçon de simulation dans les programmes de seconde
avec approche de l’idée de variabilité et usage de la touche random des calculatrices
suscite une polémique nourrie d’arguments étranges assimilant l’usage des
calculatrices à l’avancée de l’ultralibéralisme.

2009 : Les classes préparatoires M et M’ restent dans le monde le seul premier cycle
mathématique sans enseignement de l’aléatoire. Les programmes de physique
ressemblent étrangement à ceux des années 60. Sans introduction des probabilités ils
ne peuvent être modernisés.
Le problème de l’enseignement universitaire est aujourd’hui réglé y compris en
mathématiques où cela fut le plus difficile !
Pour le secondaire, les programmes du lycée sont à transformer doucement surtout en
S. L’introduction de l’aléatoire dès le collège est le sujet des articles détaillés de ce
bulletin.

Je résumerai ainsi les arguments qui militent en faveur de cette introduction :
 Les probabilités sont comme la géométrie à connotation expérimentale.
 Fausses et vraies intuitions s’entremêlent dès le plus jeune âge, ce qui donne
beaucoup de sens à la recherche de la rigueur dans le raisonnement.
 Les probabilités permettent de travailler la logique élémentaire du ou, et, si (surtout
le si !) … abandonnée en rase campagne avec les ensembles lors du rejet de la réforme
des « maths modernes », abandon détestable dont les effets perdurent. Le raisonnement
probabiliste à un niveau élémentaire s’appuie sur des arbres, des graphes, exercices de
logique élémentaire.
 Les probas-stats sont par excellence le domaine où le dictionnaire langue
quotidienne/langage des mathématiques fonctionne à plein régime, avec un vrai travail
sur la langue pour l’élève dont l’importance est considérable.
 Les probas-stats sont enseignées aujourd’hui dans tous les premiers cycles non
littéraires et donnent hors enseignement les principaux débouchés de nos étudiants.
Cela touche toutes les sciences et d’abord le cœur de la biologie, la technologie
(signal, image, télécom), l’industrie (contrôle de qualité, …), le tertiaire et la gestion
(files d’attente, stocks, assurance) et bien sûr l’économie.
 L’aléatoire est le concept mathématique clé pour comprendre les grandes théories qui
irriguent la pensée contemporaine et d’abord la théorie de l’évolution, où le hasard est
au cœur des phénomènes de sélection, la génomique, et bien sûr les mécaniques
quantique et statistique.

  • En avançant du primaire à la sortie de l’Université on voit que les probas-stats sont
    partie prenante d’un grand nombre d’activités humaines. L’absence de compréhension
    de l’incertain est une des causes, pas la seule, de l’irrationalité bien au-delà de la
    pratique des jeux de hasard.
    La compréhension des concepts liés aux risques : écologique, climatique, médical
    et épidémiologique doit être partagée largement car c’est une clé pour la décision
    politique dans bien des domaines. Le triste et grave épisode de la crise financière où
    une partie de notre communauté a, hélas, une responsabilité certaine, ne fait que
    renforcer la nécessité de donner à tous des outils pour analyser le risque.

Il faut donc y aller, des débats sereins menés par l’APMEP seront un gage de
réussite.
Les programmes ne sont pas extensibles et il faudra couper. Il faut éviter la
démagogie et esquisser un débat débouchant sur des mesures concrètes. Au collège,
surtout en sixième et en cinquième, l’augmentation des horaires de mathématiques est
incontournable et là encore il faudra dire au détriment de qui, après un débat difficile.
Pour moi l’enseignement à ce niveau des sciences et de la technologie est à repenser
et à resserrer. Il sera facilité dans la suite du cursus par l’usage des outils que des
programmes de mathématiques enrichis apporteront.

Les mathématiques vivent, tous les abandons sont douloureux mais quelques fois
nécessaires. Mes étudiants tombent des nues quand je leur raconte que j’ai appris
« Ménélaüs » en seconde, les faisceaux de coniques en terminale et presque pleuré sur
des intersections de quadriques en géométrie descriptive de spéciales. Heureusement
que le tire-ligne, les ombres et les ombilics leur sont inconnus, ils penseraient (à
juste raison !) que nous fûmes les victimes de nos programmes, conçus par de grands
pervers (ce qui serait injuste, seule le conservatisme dominait).

Je ne plaide pas pour ma boutique. Il n’y a pas d’effet de mode. La dialectique du
changement entre science et technologie d’un coté et société de l’autre modifie ce qu’il
est fondamental d’enseigner.

Les chemins de l’aléatoire traversent notre vie quotidienne et professionnelle.
Travaillons, avec l’APMEP, à ce qu’ils croisent nos programmes au bon endroit et
que cette rencontre ne soit pas le fruit d’oukases mais d’une décision mûrie par des
discussions et la recherche de consensus.

Notes

[1professeur émérite à l’Université Paris-Sud, fondateur de l’Équipe de Probabilité et
Statistique d’Orsay.

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