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Pour une réflexion à long terme sur l’éducation à une « culture statistique »

Jean-Pierre Raoult [1]

Je reprends dans ce billet l’esprit du titre, fort bien venu à mon avis, de l’éditorial
d’Éric Barbazo dans le numéro 484 du « Bulletin vert » de l’APMEP (septembre-
octobre 2009) : Pour un programme à long terme. En effet l’éducation à une meilleure
culture statistique dans notre pays est aussi une œuvre de longue haleine, qui ne
concerne pas que les enseignants de mathématiques, mais dans laquelle ceux-ci ont à
mon avis toute leur part.

De nombreuses (trop nombreuses ?) évolutions, ces dernières années, dans la part
consacrée au calcul des probabilités et à la statistique au sein des programmes de
mathématiques des collèges et des lycées, ont à la fois rendu sensible au corps
enseignant de notre discipline (voire aux professeurs des écoles) l’importance de ces
branches de la culture et suscité chez eux des inquiétudes. À partir des points
d’observation qui peuvent être les miens, en particulier les IREM, avec leur
commission Inter-IREM « Statistique et probabilités » ou la Société Française de
Statistique, avec son groupe « Enseignement de la Statistique », je perçois combien
ces inquiétudes restent vives. L’APMEP déploie des efforts considérables pour aider
les collègues sur ces champs disciplinaires qui, pour nombre d’entre eux,
s’apparentent souvent à des champs de bataille, voire des champs de mines.
L’introduction récente de chapitres de probabilités en classe de troisième, qui a
impliqué des modifications de contenus en classe de seconde à la rentrée 2009, a ainsi
donné lieu, dans le numéro de septembre-octobre 2009 du « Bulletin vert », à un
dossier de très bonne tenue, introduit par un article de Didier Dacunha-Castelle dont
le titre rejoint les constats que je viens d’énoncer : Le difficile chemin de l’aléatoire
dans les programmes
. Ce dossier ne se contente pas de fournir aux enseignants des
chemins d’accès vers les nouveaux programmes (chemins d’accès dont on trouve des
éléments dans les articles de Michel Henry ou de Jacques Verdier) ; il incite les lecteurs
à une réflexion à plus longue portée, avec en particulier une analyse critique, fort
stimulante, et dont je partage les termes, sous la plume de Louis-Marie Bonneval et
un article de fond, dû à Érick Roser et Claudine Schwartz, dont le préambule appelle
exactement à la démarche que je préconise ici : pistes pour nourrir la réflexion sur des
progressions possibles, de l’école au lycée, d’un enseignement moderne de la théorie
des probabilités ... écrit sans contrainte d’adéquation aux programmes en vigueur, avec
lesquels il ne présente cependant aucune rupture.

Mais s’il est déjà délicat pour certains enseignants, et partant perturbant pour des
élèves, de travailler sur le calcul des probabilités car il introduit une dimension de justification par la modélisation pour les outils mathématiques pratiqués, il l’est sans
doute encore plus de dominer, en tant qu’enseignant, ou de pratiquer, en tant qu’élève,
« la statistique ». Les programmes incitent à voir celle-ci comme intrinsèquement
liée à la théorisation de l’aléatoire, mais, par le truchement « des statistiques », elle
s’introduit, sans que ce lien soit toujours patent, dans tous les domaines de la vie
scientifique ou de la vie citoyenne ; elle est invoquée dans plusieurs enseignements
autres que celui des mathématiques, sans qu’un lien suffisant soit fait, la plupart du
temps, avec celui-ci. La réflexion sur l’articulation impliquée par l’expression
courante « PROBA-STAT » fait, toujours dans ce même numéro du « Bulletin
vert », l’objet de l’article Du hasard de Jean-Louis Piednoir, dont le sous-titre est
explicite : Des statistiques aux probabilités. Des probabilités à la statistique.
Cependant cet article ne fait qu’introduire, dans son dernier paragraphe (Le citoyen et
le hasard
) à la redoutable question de savoir comment armer le futur citoyen en vue
d’une position critique face à l’avalanche de statistiques relatives à l’économie, à la
politique, à la santé publique, ... Bien plus, la réflexion pédagogique, nécessairement
pluridisciplinaire, est à peine engagée aujourd’hui dans notre pays sur comment
inciter chacun à aller chercher spontanément une « référence statistique » face à des
informations qui sont présentées comme des chiffres ou des faits où l’aléatoire ne joue
apparemment aucun rôle ; par exemple quel sens cela a-t-il, quand, à l’annonce d’un
unique décès, en France, attribué à la grippe A/H1N1, chez un individu ne présentant
apparemment pas de pathologie préexistante, un journal choisit comme gros titre de
première page La mort qui change tout ? Inversement, comment trouver les voies
pour expliquer pourquoi le recours aux statistiques, loin d’être un gage de rigueur
scientifique, peut aussi être dans certains cas un élément de tromperie et avoir des
conséquences nocives si les corpus et les catégories que l’on met en œuvre ne sont
pas bien définis (voir par exemple le débat confus en cours en France autour des
« statistiques ethniques ») ?

Pareille réflexion pédagogique est sans doute plus avancée dans certains pays
étrangers qu’en France. Si nous pouvons en tirer des enseignements utiles, il n’en
reste pas moins qu’une réflexion autonome est indispensable, prenant en compte à la
fois nos acquis et nos lacunes en matière d’enseignement et nos traditions en matière
politique et sociale. Notons à cet égard que des données jugées « sensibles » sur les
individus varient de pays à pays. C’est ainsi que, au Canada, l’organisme
« StatCanada » possède une expérience d’aide à l’enseignement qui n’a pas
d’équivalent en France, mais aussi que se sont développés dans ce pays des outils
pédagogiques, tel Recensement à l’école / Census at school, qui peuvent paraître
inquiétants chez nous ; ainsi, si l’on accepte la possibilité, à première vue séduisante
car stimulante pour les jeunes, de faire travailler les élèves d’une classe sur des
données les concernant individuellement, des relevés apparemment anodins peuvent
conduire à des situations gênantes ; ce peut être par exemple le cas pour des
mensurations si on laisse certains enfants croiser ces relevés, dans leur esprit ou dans
leurs propos, avec des considérations sur ce qu’ils perçoivent comme les origines
ethniques variées des différents élèves de la classe.

Quoique militant activement pour l’apport de l’enseignement mathématique en
vue de la compréhension du monde matériel ou social qui nous entoure, et donc notamment pour l’usage à cet effet de l’enseignement de la statistique, je suis très
conscient de la lenteur inévitable des évolutions dans ce domaine. C’est pourquoi il
me paraît particulièrement important actuellement de se concentrer sur la mise en
place d’outils documentaires et de lieux de réflexion accessibles aux professeurs et leur
permettant à la fois de trouver des ressources et d’aiguiser leur réflexion critique sur
l’enseignement. Ceux-ci peuvent aussi bien émaner d’organismes divers se
préoccupant, à l’occasion, de mettre leur documentation à disposition à fins éducatives
(je signalerai, à titre d’exemple tout récent (avril 2009 aux Éditions Autrement),
l’excellent Atlas de la population mondiale de Gilles Pison, chercheur à l’Institut
National d’Études Démographiques) que du sein de la collectivité universitaire : on
connaît le site Statistix qui existe depuis quelques années ; nous signalons ici le
lancement, à l’automne 2009, par la Société Française de Statistique, de la revue
électronique Statistique et Enseignement, déjà indiqué par l’APMEP dans son BGV 148 (septembre 2009) et dont nous reproduisons en annexe le texte de présentation.
Et puisque ce billet se veut d’abord incitation à une œuvre collective et prolongée,
je le terminerai en encourageant les très nombreux enseignants de mathématiques qui
développent, parfois isolément, des réflexions ou des documents d’enseignement sur
l’éducation à la statistique, à les communiquer via les canaux de publication que
peuvent leur offrir l’APMEP, les IREM, la SFdS, ...

ANNEXE : Une nouvelle revue de la Société Française de Statistique (SFdS) Statistique et Enseignement
http://www.statistique-et-enseignement.fr/ojs

À tous les niveaux de l’enseignement, de l’école à l’enseignement supérieur, on
s’accorde à dire que doit figurer une éducation à la statistique ; il en est de même dans
de nombreuses formations hors du cadre scolaire ou universitaire. La statistique est
en effet à la fois un outil au service d’autres disciplines (biologie et médecine,
économie, sciences humaines et sociales, géographie, sciences physico-
chimiques, ...) et un élément essentiel de la formation citoyenne. Cette nécessité s’est
traduite par des évolutions de contenus (en phase d’accroissement en général en
France), d’objectifs et de programmes. Mais en même temps l’enseignement de la
statistique par et pour des non-statisticiens se cherche encore : ses contenus subissent
des variations répétées et ceux qui ont à l’enseigner se sentent parfois démunis.

Il y a ainsi un grand besoin de diffusion et de réflexion sur les concepts, les outils
ainsi que les travaux que l’on peut mener avec les élèves et les étudiants en prenant
en compte la diversité de leurs connaissances et de leurs aptitudes ainsi que les
finalités des filières.

En langue française de tels outils existent déjà, mais de façon dispersée et pas
toujours en libre accès ; citons ainsi des articles dans les revues de l’Association des
Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public (« Bulletin Vert » de
l’APMEP, PLOT, ...) ou des Instituts de Recherche sur l’Enseignement des
Mathématiques (en particulier « Repères IREM »), ainsi que des sites internet tels que « Statistix », « St@tNet »...

Par ailleurs des rencontres donnent l’occasion de partager leurs expériences à tous
ceux que préoccupe l’enseignement de la statistique : la Société Française de
Statistique (SFdS) propose des sessions spécialisées dans ses journées annuelles et a
organisé à Lyon en 2008 le « Premier congrès francophone sur l’enseignement de la
statistique », la commission Inter-IREM « Statistique et Probabilités » organise des
réunions régulières.

Sur le plan international, c’est-à-dire le plus souvent en anglais, on trouve des
revues électroniques telles que « Teaching Statistics », « Journal of Statistics
Education », « Statistics Education Research Journal (SERJ) », « Technology
Innovations in Statistics Education (TISE) ». L’International Association for
Statistics Education organise tous les quatre ans le congrès mondial ICOTS.

Il manquait cependant une revue spécialisée, orientée vers le public francophone,
lieu naturel et exigeant pour publier des articles consacré à l’enseignement de la
statistique et pouvant tirer profit de l’expérience acquise dans d’autres langues.

C’est pourquoi la SFdS a décidé de créer Statistique et Enseignement, revue
électronique en libre accès dont le premier numéro (consacré à des articles issus de
communications présentées au congrès de Lyon en septembre 2008) paraîtra courant
2009. Statistique et Enseignement vise ainsi à publier des contributions relatives à
l’enseignement, mais aussi à la formation extra-scolaire, voire à la popularisation
« grand public » en statistique. Statistique et Enseignement n’est pas un centre de
ressources mais une revue à comité de lecture accueillant des réflexions critiques, des
analyses, des présentations d’activités accompagnées de commentaires (objectif,
conditions d’expérimentation, conclusions de cette étude). Sans être un forum,
Statistique et Enseignement comportera aussi des débats, des points de vue, des notes
de lecture.
Ces contributions prendront généralement la forme d’articles (d’une vingtaine de
pages au maximum). Toutefois, sans être un forum, Statistique et Enseignement
désire aussi proposer des débats et des points de vue, ainsi que des notes de lecture sur
des ouvrages ou revues touchant à l’enseignement et à la formation en statistique.
Les articles peuvent être accompagnés d’annexes contenant des documents, des
données, des résultats ou du code source qui seront mis à la disposition des lecteurs
par téléchargement libre. Dans ce cas, les auteurs devront signer un formulaire
dégageant la revue Statistique et Enseignement de toute responsabilité.
Les contributions publiées dans Statistique et Enseignement sont rédigées en
français (de préférence) ou en anglais (il est toutefois convenu que, à titre exceptionnel
et motivé, le comité de rédaction puisse décider d’accepter un texte dans une autre
langue) et sont soumises à un processus classique d’évaluation par les pairs. Un effort
particulier sera fait pour que ce processus soit le plus rapide possible.
Nous vous invitons à visiter le site de la revue, y proposer des articles, la lire et
la faire connaître :

http://www.statistique-et-enseignement.fr/ojs

Pour le comité de rédaction de Statistique et Enseignement
Jean-Pierre Raoult (Paris) et Catherine Vermandele, (Bruxelles), rédacteurs en chef

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Notes

[1Président du comité scientifique des IREM. Laboratoire d’Analyse et de Mathématiques
Appliquées. Université Paris-Est Marne-la-Vallée. _ jean-pierre.raoult@univ-mlv.fr

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