Éditorial du BGV n°211

Cliquable et remplaçable ?

Nous vivons un moment de crise sans précédent. Et nos premières pensées vont bien évidemment à l’ensemble du personnel soignant qui œuvre pour sauver des vies en dépit de conditions très difficiles.

Les écoles, collèges, lycées et universités sont aujourd’hui, et pour combien de temps encore, fermés. En amont de cette décision, Jean-Michel Blanquer a annoncé que l’Éducation nationale était « prête à assurer la continuité pédagogique » hors les murs. Mais de quoi parle-t-il ? Est-ce bien de continuité pédagogique ?

À la maison - ou quelquefois encore sur un lieu d’enseignement - chacun d’entre nous fait preuve d’inventivité pour accompagner et permettre aux élèves de poursuivre leurs apprentissages. Pour cela, des outils de communication numérique variés sont utilisés. Or l’outil est un moyen et non une fin.

Car la mission d’enseignement s’appuie sur une force spécifique : l’adaptabilité. Et s’il est bien un levier sur lequel notre ministre aurait eu raison de parier, c’est sur l’adaptabilité des enseignants bien avant la mise en place des outils institutionnels numériques, potentiellement inaccessibles pour un certain nombre de nos élèves ou inexploitables pour beaucoup de collègues.

S’adapter, c’est s’efforcer de rassurer les élèves, les étudiants et les familles face à toutes les questions individuelles qu’entraînent les fermetures d’établissements. « Comment m’y prendre pour instaurer un climat d’apprentissage propre à l’école avec une charge de télé-travail à assurer ? Comment progresser dans une discipline sans conseils appropriés au moment où je suis en difficulté ? Comment vais-je être évalué pour le bac ? Comment préparer mon concours si une partie du programme n’est pas traitée ? », etc.

S’adapter, c’est choisir la communication la plus opérante pour répondre aux besoins des élèves, s’adapter c’est construire une programmation qui s’accommode au mieux de la non-présence, s’adapter c’est élaborer une nouvelle forme d’échanges qui s’accorde exactement à une communication écrite. S’adapter, c’est analyser la rupture du lien social entre enseignant et élèves, entre élèves et entre enseignants, pour prendre en compte les transformations didactiques en jeu. S’adapter, c’est remédier quotidiennement aux difficultés prévisibles, perçues ou constatées.

Il s’agit, ici aussi, de remède à délivrer. Non directement face à un virus (et nous sommes en cela très privilégiés) mais pour la recherche d’une solution, d’un procédé didactique opérant face à un diagnostic d’apprentissage spécifique. Comment assurer une continuité s’il n’y a pas de connaissance précise du besoin des élèves ? L’enseignement à distance, pour être efficace, peut-il se passer de la prise en compte de l’individu qui se trouve derrière son écran ? Permet-il d’analyser ses besoins ?

Cette crise pourrait renforcer l’opinion qu’enseigner c’est demander d’apprendre une accumulation de savoirs. Que la programmation de ces savoirs, disponibles, listés et encapsulés, permet à chacun de grandir et de se construire. Elle peut devenir dangereuse à plus d’un titre. Tout d’abord en laissant penser que les choix émanant de la relation entre humains sont programmables et définissables. Ensuite, en laissant imaginer que l’unicité d’une méthode est efficace. Le danger est la perte des libertés et des autonomies, tant du point de vue de notre profession que de nos élèves. Quelle serait la prochaine étape si quelque instance en venait à tenir cet essai pour productif en faisant reposer le moindre succès sur les plateformes utilisées ?

Ce qui nous manque le plus dans ce temps de confinement relève bien de la liberté de pensée individuelle et de ses manifestations chez nos élèves. Ne pas pouvoir réagir à une réponse inédite et non envisagée, à un questionnement signalant le déficit d’intérêt devant une tâche ou le manque de motivation de tel ou tel, ne pas pouvoir accompagner d’une pichenette bien placée l’accès à la compréhension d’une notion nouvelle, sont des pertes qui impactent la partie la plus vive de l’enseignement : celle qui fait que ce métier dispose de ses compétences propres, de ses savoir-faire, de prises en main réfléchies des situations. Que deviennent ces interactions de classes, ces temps où l’on choisit d’instaurer la connivence (du latin connivere, « cligner des yeux »), où l’on élabore ensemble l’intérêt de l’apprentissage où l’on perpétue ce qui fait le ciment de l’humanité ? A-t-on aujourd’hui mesuré le rôle de la relation dans la capacité à apprendre de l’humanité ?

Michèle Artigue a fait part de sa connaissance d’un verbe que les enseignants japonais emploient lorsqu’ils s’aperçoivent que leur explication a éclairé la connaissance d’un élève : il se traduit par « mettre la lumière dans l’œil du dragon ».

Lutter à notre niveau contre la pandémie sera d’essayer, de toutes nos forces, de maintenir cette posture professionnelle qui demande, pour se développer, bien plus que d’appuyer sur l’interrupteur d’un ordinateur.

Exercer notre métier reste, aujourd’hui comme demain, d’assurer la transmission de savoirs qui s’appuie sur des connaissances disciplinaires et toute une somme de gestes professionnels qui relèvent à la fois de didactique et de tact. Nous exerçons un métier qui s’apprend en se formant avec ses pairs et pendant longtemps. Nous sommes chacun une composante d’une activité de transmission humaine qui ne sait se laisser enfermer dans l’affirmation que « l’Éducation nationale aujourd’hui est prête » comme si cela relevait d’une gigantesque machine à huiler. Aucun de nous n’est prêt, chacun s’adapte et cherche…

Le bureau national de l’APMEP

 

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