Bulletin Vert n°471
bulletin spécial Journées Nationales
Clermont-Ferrand 2006

L’avenir de l’enseignement des mathématiques n’est pas un long fleuve tranquille : confrontations culturelles, confrontations disciplinaires, confrontations dans les métiers d’enseignement

Jean Dhombres [1]

 

Parler du futur de l’enseignement des mathématiques, ce n’est pas seulement
faire un bilan critique de l’aujourd’hui de cet enseignement. Il s’agit de trouver des
lignes directrices, à partir de ce qui se faisait hier, et même dans un passé plus
lointain. En reconnaissant que l’enseignement change selon des lois d’un
développement épistémologique encore assez mal décryptées, et guère mieux
éclairées si l’on parle d’enjeux sociaux. Dans le doute, j’ai choisi de poser des
questions d’un futur à partir d’un constat de confrontations : cela ne peut surprendre
que ceux qui espèrent contradictoirement que la mathématique soit à la fois une
discipline consensuelle, et une discipline à part. Je suis sûr au contraire que les
confrontations auxquelles ont le plus souvent dû se soumettre les enseignants de
mathématiques ne cesseront pas dans le futur, et il me paraît utile de prévoir les
nouvelles confrontations auxquelles les mathématiques seront soumises en tant
qu’elles sont enseignées à l’école, au collège, au lycée et tout autant à l’université.

La confrontation la plus ancienne, mais qui risque de devenir la plus aiguë si rien
ne change, est celle de l’utilité des mathématiques. Je ne vais pas cesser d’en parler,
mais il faut dire aussitôt qu’il n’y a aucun jugement de relativisme porté sur les
mathématiques à afficher d’emblée que l’utilité dépend de chaque période historique
et de chaque strate de civilisation, et qu’est alors essentielle la représentation des
mathématiques qui passe dans la tête d’une majorité ou seulement chez certains qui
ont un pouvoir culturel. Pensons-nous que l’utilité ait le même sens pour la dernière
impératrice douairière de Chine, Ci Xi, qui exhortait à la fin du XIXe siècle les
Chinois à n’apprendre des Occidentaux que leurs mathématiques car elles régissaient
leurs techniques, et pour Ignace de Loyola qui, au milieu du XVIe siècle, tenait à ce
que tout postulant jésuite reçût un fort enseignement de mathématiques pour se
garantir de raisonnements fallacieux sur des chimères philosophiques, ou
théologiques. On constate alors que l’un des premiers livres européens, traduit en
chinois dès 1607 pour favoriser le contact entre les civilisations, a été les Éléments
d’Euclide, d’après la version latine commentée qu’avait donnée Clavius. Ce dernier
était le professeur de mathématiques rêvé par Ignace de Loyola pour le Collège romain, et il contribua à la ratio studiorum, réglant ou donnant une norme pour
l’enseignement de tous les collèges jésuites dans le monde entier.

Qui dit règle des études dans les collèges indique suffisamment qu’il y avait, et
ce aussi bien pour les mathématiques, des équilibres à établir, et que ceux-ci n’étaient
pas évidents car il y avait des confrontations, qui ne se réduisent pas à l’époque à la
confrontation entre le genre mathématique et le genre philosophique, entre les
humanités et un savoir moderne. Fallait-il par exemple enseigner l’algèbre des
équations, alors qu’aucun exposé n’était satisfaisant, ou la trigonométrie et ses tables
numériques, voire les logarithmes, alors même que les calculs paraissaient relever
d’autres catégories professionnelles, et étaient jugés indignes du petit nombre de
ceux qui suivaient un cursus universitaire. La question portait aussi sur le
changement qui touchait la civilisation européenne, une division chrétienne faut-il
rappeler, où l’on tablait sur une réduction marchande du monde en termes de
quantité, de production de taux d’intérêt, etc. À la fin du XVIIe siècle, c’est une
nouveauté, la mathématique se représente à elle-même comme « science des
quantités », science de ce qui est susceptible de plus ou de moins !

Mathématiques et enseignement des mathématiques

En cette réunion de Clermont-Ferrand où l’APMEP mobilise avec succès tant
d’enseignants, je dois évidemment distinguer les mathématiques enseignées des
mathématiques. Il faut prendre cette précaution d’analyse pour le futur si l’on a déjà
pris soin de constater que la plus grande partie de la production mathématique
mondiale, celle qui se lit dans les journaux spécialisés, ne sera jamais enseignée.
D’ailleurs, n’en a-t-il pas toujours été ainsi du point de vue relatif, alors même que
dans les siècles passés la production mathématique était bien moindre. On a
l’impression que, dans une majorité d’universités avant 1600, seul le premier livre
des Éléments d’Euclide était enseigné, sur les treize qu’ils comportent, voire quinze
selon une certaine tradition. On terminait donc par le théorème de Pythagore et sa
réciproque, qui est largement un début aujourd’hui. Autrement dit, penser
l’enseignement des mathématiques comme une vulgarisation de la mathématique qui
réussit, c’est s’empêcher de comprendre le rôle de cette communauté bien spécifique,
mais si nombreuse aujourd’hui dans tant de pays, des enseignants de mathématiques,
pris entre des traditions de l’enseignement et le contact avec des mathématiques en
changement. Toute la question devient celle des choix effectués, et plus encore des
façons de changer ces choix : bref la question pourrait devenir celle de savoir ce qui
détermine cette communauté. Car il y a aussi, à côté ou en plus, la représentation des
mathématiques dans les milieux savants, comme dans la société en général.

Il me semble donc qu’il y avait de la clairvoyance à intituler Association des
professeurs de mathématiques l’organisation qui nous réunit, et de ne pas prendre un
titre générique, imposé par le scientisme des années de création de la Société
mathématique de France dans le dernier tiers du XIXe siècle. D’ailleurs au niveau
international, on maintient la spécificité professionnelle : on parle de Congrès
international des mathématiciens depuis la toute fin du XIXe siècle, et non de
Congrès international des mathématiques. Aussi bien, comme toute communauté, les
professeurs de mathématiques sont traversés par des enjeux culturels, des enjeux 464 Conférence APMEP
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disciplinaires, et des enjeux au sein même du métier d’enseignement. La mémoire
organisée et rationalisée de la résolution de ces enjeux, sous forme de programmes
précis, et surtout sous forme de pratiques d’enseignement toujours précaires et
renouvelées devant une classe, constitue l’histoire de l’enseignement des
mathématiques, sur laquelle nous n’avons guère de travail sérieux et suffisamment
utile pour la « communauté » que j’essaie de cerner. J’aimerais donc débuter par un
exemple bien documenté, celui d’un solitaire qui néanmoins essayait de penser
l’enseignement des mathématiques comme un fait social original.

Les notations d’Auguste Comte comme examinateur d’entrée à l’École polytechnique au milieu du XIXe siècle

Voici, ci-dessous, lors d’interrogations pour l’entrée à l’École polytechnique dans
les années 1840, les notes bien tenues par l’examinateur qu’est Auguste Comte, qui
a déjà publié son Cours de philosophie positive et bien posé son programme
philosophique. Le questionnement dure deux heures et c’est un extrait de la fiche
manuscrite, suivi d’une transcription imprimée.

Le transcripteur, Pierre Laffitte, « disciple » par excellence de Comte, n’a pas jugé
utile de transcrire la dernière notation en grec de Comte, qui est un système de
repérage de l’examinateur pour classer les étudiants.

Notes

[1Directeur d’études au CNRS et à l’EHESS, Centre Alexandre Koyré,
Jean.dhombres@damesme.cnrs.fr

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