A propos de l’enseignement du calcul à l’école primaire II Des académiciens naïfs

Le texte des académiciens a suscité de nombreux réactions dont celle de Rémi Brissiau,(MC de Psychologie Cognitive, IUFM de Versailles - Laboratoire Paragraphe, Equipe : "Compréhension Raisonnement et Acquisition de Connaissances", http://paragraphe.univ-paris8.fr/crac/), publiée le 18-01-2007 sur le site « Le Café Pédagogique 2001 – 2006 » (http://www.cafepedagogique.net/dossiers/maths06/11.php?p=2 et reproduite ci-dessous. Le bureau de l’APMEP vous invite également à prendre connaissance des commentaires de Guy Brousseau, Catherine Houdement, Jean-Pierre Kahane et Michèle Artigue sur http://educmath.inrp.fr/Educmath/en-debat/place-du-calcul-enseignement-primaire/

Des académiciens naïfs… mais dont les prudences devraient inspirer le ministre [1]

Des naïvetés surprenantes

Sollicitée par le ministre de l’éducation nationale, l’Académie des sciences s’apprête à lui remettre son « Avis sur la place du calcul dans l’enseignement primaire ». À la lecture de ce texte, on est d’abord surpris par la grande naïveté dont font preuve les auteurs quand ils abordent certains thèmes pédagogiques.

Par exemple, ils avancent comme une évidence que « nul n’ignore que le problème du partage des bonbons se pose dès l’école maternelle et constitue un apprentissage de la division ! ». Malheureusement, il s’agit là d’une fausse évidence. En effet, une écriture comme 21 : 3 renvoie principalement à deux sortes de situations, celles où l’on partage 21 unités en 3 parts égales, évidemment, mais aussi celles où, par exemple, l’on cherche combien d’objets à 3 euros il est possible d’acheter avec 21 euros (en 21, combien de fois 3 ?). Or, les deux sortes de situation n’ont rien de commun a priori : l’idée de partage a totalement disparu dans la situation des euros. D’ailleurs, les recherches disponibles montrent que les élèves ne mettraient pas ces deux sortes de situation en relation s’ils ne fréquentaient pas l’école.

Certains chercheurs parlent de « division-partage » dans le premier cas et de « division-mesure » ou « division-groupement » dans le second (en a, combien de fois b ?). Et ils sont nombreux à considérer qu’il vaut mieux dire aux professeurs d’école que l’apprentissage de la division, à strictement parler, commence seulement lorsque les élèves apprennent que les deux sortes de situations (partage et mesure-groupement) peuvent être traitées par la même opération. Les mêmes chercheurs, en général, considèrent qu’il convient d’éviter un usage précoce du mot « division » et de ses symboles opératoires (les deux points et la potence) pour ne pas laisser croire aux élèves que diviser = partager. En effet, ceux qui ont le plus de difficultés s’enferment dans cette conception de la division et cela les conduit à échouer dans la résolution des autres problèmes de division. Ce n’est pas avant le CE2 que la quasi-totalité des enfants est capable d’accéder à une compréhension de la division comme opération permettant de traiter à la fois le partage et la mesure-groupement. Si, pour enseigner les 4 opérations dès le CP, il fallait revenir à des pratiques pédagogiques qui associent le formalisme de la division à la seule situation de partage, ce serait probablement à l’origine d’une aggravation de l’échec en résolution de problèmes [2]. Autrement dit, de nombreux chercheurs, aujourd’hui, recommandent de ne pas concevoir la division euclidienne et de ne pas s’exprimer à son propos aussi naïvement que les « experts » de l’Académie des sciences.

Donnons l’exemple d’une autre naïveté. On lit dans l’avis des académiciens que : « le sens des opérations s’acquiert mieux lorsque celles-ci sont effectuées en même temps sur les « nombres concrets » (nombre de pommes, par exemple) et sur les « nombres abstraits » (nombres de fois) ». Une telle affirmation ne peut que surprendre. En effet, s’il s’agit de comparer la difficulté de deux sortes de problèmes, ceux posés dans un contexte de pommes (Si on ajoute 3 pommes à 2 pommes déjà présentes dans un panier, combien y en a-t-il dans le panier ?) et ceux posés directement sous forme symbolique (2 + 3 = …, par exemple), diverses recherches montrent que la première sorte de problèmes est effectivement résolue plus précocement. Il est donc effectivement indispensable de mettre en relation les égalités numériques telles que 2 + 3 = …, avec les contextes qui leur donnent du sens. Mais l’expression « nombres concrets » n’est pas utilisée par hasard. Il faut savoir qu’elle renvoie aux pratiques pédagogiques d’avant 1970 où l’on écrivait des égalités telles que : « 2 pommes + 3 pommes = 5 pommes ». Ce qu’on appelait l’usage des « nombres concrets », à l’époque, consistait ainsi en l’écriture d’égalités comportant la mention écrites des « êtres concrets » (pommes, enfants, chaises, etc.) qui correspondent aux unités.

Comme les académiciens semblent prôner un retour à cette pratique pédagogique, peut-être faut-il leur rappeler les raisons de son abandon ? Faisons-le en continuant avec l’exemple de la division et remarquons tout d’abord qu’avant 1970, pour reformuler une situation de partage, on trouvait couramment dans les manuels de CE1 des expressions telles que « 21 gâteaux : 3 = 7 gâteaux ». Et dans le cas où le stock initial était de 23 gâteaux, les auteurs de manuels écrivaient éventuellement : « 23 gâteaux : 3 = 7 gâteaux ; il reste 2 gâteaux ». Cependant, dans le cas où l’on groupe les 23 gâteaux en paquets de 3, les maîtres n’écrivaient jamais à l’époque : « 23 gâteaux : 3 gâteaux = 7 paquets ; il reste 2 gâteaux » !

Pourquoi les enseignants, avant 1970, ne le faisaient-ils pas ? Même s’ils ne le formulaient pas ainsi, on peut penser que c’est parce qu’ils avaient l’intuition que les écritures arithmétiques ont deux fonctions :
 Elles sont des abréviations sténographiques permettant de reformuler l’information contenue dans l’énoncé.
 Mais, et c’est fondamental, le symbolisme arithmétique a aussi un rôle de schématisation (au sens psychologique du terme) : comme le même symbolisme est utilisé dans des situations différentes (celles de partage et celles de mesure-groupement, par exemple), il favorise la réunion de ces situations au sein d’une même catégorie (celles des problèmes de division dans ce cas). De plus, dès cette époque, les maîtres avaient le souci que la première fonction (reformulation) ne s’effectue pas au détriment de la seconde (schématisation) et ils évitaient donc des expressions telles que : « 23 gâteaux : 3 gâteaux = 7 paquets ; il reste 2 gâteaux » où l’écriture arithmétique perd toute autonomie. L’opération arithmétique y disparaît derrière l’histoire qu’il faut se raconter pour comprendre ce qui est écrit ! Il faut noter que rien, dans les Instructions Officielles de 1945, n’interdisait d’utiliser de telles écritures. Ce sont les maîtres eux-mêmes qui, à travers leur pratique de la classe, en avaient éprouvé les inconvénients. La solution adoptée après 1970 a consisté à supprimer toute référence à des « êtres concrets » dans les écritures (l’indication d’unités de mesure, elle, n’est pas problématique) et à mettre en relation oralement ces écritures avec les différents contextes concrets dont elles sont une schématisation C’est le commentaire oral qui prend alors en charge la fonction de reformulation.

Serait-il raisonnable de préconiser aujourd’hui un retour aux pratiques anciennes en oubliant totalement les raisons qui avaient conduit à leur évolution, soutenue alors par de grands mathématiciens comme André Lichnerowitz, inquiets des échecs de trop nombreux élèves en résolution de problèmes ? Il n’y a rien de plus décourageant pour les enseignants que cette absence de progression dans les idées pédagogiques avancées par des responsables de l’éducation nationale qui ne se donnent pas la peine de connaître les débats pédagogiques anciens. Rien n’est plus décourageant que l’impression de voir la pédagogie à l’école subir un incessant et obscur mouvement de balancier.

D’autres naïvetés ou des lapalissades pourraient être pointées… Une telle concentration de naïvetés peut surprendre sous la plume d’académiciens présentés comme des spécialistes du domaine. Mais le sont-ils vraiment ?

Des spécialistes ? Oui, mais de quoi ?

Le ministre, lorsqu’il a annoncé la date du 23 janvier pour la publication du rapport, en a présenté les auteurs comme des « spécialistes français » du calcul à l’école et les auteurs eux-mêmes, dans leur Avis, se qualifient d’« experts ». Certes, ils ont en commun d’être d’éminents spécialistes de la recherche en mathématiques ou de l’usage de mathématiques de haut niveau à des fins de recherches en physique, en astrophysique, en traitement du signal, etc. Mais en quoi cela leur confère-t-il une compétence de « spécialistes de l’enseignement du calcul à l’école maternelle et élémentaire » ?

Pour répondre à cette question, transposons la situation présente dans un autre domaine, par exemple l’éducation physique et sportive (EPS) et considérons des personnalités telles que Bernard Hinault, Zinedine Zidane, Marie-Jo Perec ou Laure Manaudou… Ce sont tous des spécialistes français de leur discipline sportive, les meilleurs que la France ait jamais eus. Et pourtant, peut-on les considérer ipso facto comme des spécialistes de l’EPS à l’école maternelle et élémentaire ? Tous pourraient certainement le devenir, mais à condition de se livrer de façon approfondie à d’autres pratiques que celles qui les ont conduits à devenir des champions. Et pourraient-ils dès lors faire l’économie d’un échange sérieux et documenté avec les autres spécialistes de l’EPS (inconnus du grand public parce qu’ils n’ont jamais été des champions) ? Pourraient-ils également ignorer l’histoire de cette discipline scolaire et les raisons qui ont fondé ses évolutions ?

Concédons que, parmi les « experts » de l’Académie, il y a Stanislas Dehaene qui est à la fois mathématicien et neuropsychologue spécialiste des bases neurales de la cognition arithmétique. Ce chercheur doit sa renommée scientifique, qui est très grande, à la mise en évidence du fait que l’enfant humain et de nombreux autres animaux ont en commun une capacité naturelle et innée à se former une représentation approximative des quantités.

Pour donner au lecteur une idée du genre de représentation quantitative qu’un animal est susceptible de construire à partir d’une capacité non langagière d’appréhension des quantités, considérons l’expérience mentale suivante. Imaginons qu’une machine actionne mécaniquement un levier et que, lorsqu’on lance cette machine, ce levier se baisse et se relève automatiquement un nombre constant de fois, 23 fois par exemple. Imaginons de plus que la machine soit actionnée alors que quelqu’un a posé sa main sur le levier et que son bras se trouve ainsi entraîné par les mouvements mécaniques du levier. Si on demande à cette personne de ne pas compter verbalement les mouvements du levier, elle n’en construira pas moins une représentation approximative du nombre d’actions subies. Cette représentation, construite à partir de ce qu’elle a ressenti dans son bras et, bien sûr, « enregistré » dans son cerveau, peut lui permettre de reproduire approximativement la suite des mouvements du levier, en l’actionnant intentionnellement cette fois. Il faut donc considérer que le mécanisme non langagier précédent a abouti à une certaine représentation du nombre. Mais cette représentation est évidemment approximative, et elle doit être qualifiée d’analogique au sens où c’est en se référant à la trace mnésique des mouvements considérés dans leur ensemble que la personne est susceptible d’en reproduire à peu près le même nombre, et non en faisant référence au dernier mot d’un dénombrement verbal [3].

De toute évidence, dans l’Avis des académiciens, à chaque fois que le texte évoque une « intuition arithmétique » permettant à tous les enfants d’apprendre à calculer comme ils peuvent apprendre à nager, c’est à ce type de traitement analogique qu’il est fait allusion. Les académiciens de cette commission apportent ainsi leur caution à la théorie selon laquelle le traitement analogique et approximatif des quantités joue un rôle crucial dans l’acquisition des bases de l’arithmétique. Mais savent-ils que cette théorie est loin de faire l’unanimité parmi les chercheurs en psychologie cognitive du nombre ? Connaissent-ils par exemple le point de vue de Susan Carey, Professeure au Massachusetts Institute of Technology, chercheuse et référence internationale en psychologie cognitive du nombre ? Celle-ci considère que la représentation analogique approximative des petites quantités ne joue aucun rôle dans la conceptualisation des premiers nombres [4]. Selon elle, les résultats expérimentaux disponibles suggèrent plutôt ceci : c’est dans un deuxième temps seulement que la représentation analogique approximative vient enrichir la représentation verbale et exacte que l’enfant a construite en premier.

Qui a raison ? Ce n’est pas le lieu d’en débattre ici. Mais il serait regrettable que le ministre adopte d’emblée le point de vue particulièrement optimiste de Stanislas Dehaene : en dehors de la « petite fraction d’enfants souffrant de dyscalculie d’origine génétique ou périnatale », grâce à leur intuition arithmétique, la compréhension des nombres ne serait guère problématique chez les enfants. Le ministre ignorerait ainsi tout un ensemble de travaux qui montrent qu’une mauvaise compréhension de la façon dont le comptage permet de représenter les nombres, contribue de manière spécifique à expliquer la plupart des difficultés dans l’arithmétique élémentaire [5]. Souvent, c’est dès les premières années d’école maternelle que se manifeste cette mauvaise compréhension à travers un usage rituel du comptage, notamment sur les doigts.

Des prudences qui devraient inspirer le ministre

Il est difficile de conclure cette brève analyse de l’Avis des académiciens sans noter que Jean-Paul Demailly, le Président d’honneur du GRIP (Groupe de Réflexion Interdisciplinaire sur les Programmes), faisait partie de la commission. On connaît le lobbying exercé depuis plusieurs années par les quelques enseignants qui appartiennent à ce groupe. Comme on pouvait le craindre dès l’annonce par le ministre de son intention de réformer l’enseignement du calcul [6], on retrouve dans les recommandations des académiciens les deux revendications principales du GRIP : l’enseignement des 4 opérations dès le CP et la réintroduction de l’écriture d’égalités comportant la mention écrites des « êtres concrets » (pommes, enfants, chaises, etc.) qui constituent les unités. Au sein de la commission, les débats ont vraisemblablement été vifs et certains académiciens ont dû inviter leurs collègues à la prudence, suivant ainsi un sage conseil que Michel Fayol énonçait récemment en s’adressant aux psychologues : « ce serait un abus de faire croire que l’ensemble de la pédagogie peut reposer sur les découvertes actuelles des sciences cognitives… nous avons un devoir d’humilité » [7]. C’est dans cet esprit en tout cas qu’on peut interpréter l’avertissement introductif de l’Avis :
« La complexité de la question posée, et sa déclinaison en programmes et instructions pour les inspecteurs (IEN) et maîtres, impose une grande prudence dans l’affirmation de recommandations et conclusions. Il ne serait en effet que trop aisé, dans de telles situations, de solliciter les experts au-delà de ce qu’ils sont en mesure d’affirmer ou de provoquer des incompréhensions profondes chez les maîtres. C’est pourquoi l’Académie, en formulant cet Avis, considérerait comme prudent de s’abstenir de préconisations impératives immédiates, et recommande que les observations ici présentées puissent être corroborées d’analyses plus approfondies, le cas échéant contradictoires, auxquelles elle est toute disposée à apporter son concours. Les changements préconisés devraient alors s’effectuer par paliers, et être accompagnés d’expérimentations sur le terrain, avec une attention toute particulière portée à la formation des maîtres. »

Les académiciens, qui n’étaient d’ailleurs pas unanimes, restent donc relativement prudents. Ils incitent le ministre à organiser des confrontations entre points de vue éventuellement contradictoires, ils l’appellent à programmer des expérimentations et à s’abstenir de toute préconisation hâtive. Aussi, toute décision de modifier les programmes en se référant à l’Avis des académiciens sans prendre en compte leur appel à la prudence serait solliciter leur texte bien au-delà de ce qu’ils disent, ce serait instrumentaliser leur propos.

Rémi Brissaud

Notes

[1Merci à mon collègue André Ouzoulias qui m’a aidé dans la mise au point de ce texte.

[2Le lecteur trouvera une argumentation détaillée contre le retour à l’enseignement du formalisme de la division dès le cycle 2 dans Calcul et résolution de problèmes : il n’y a pas de paradis pédagogique perdu, (2006), mis en ligne sur le site du Café Pédagogique : http://www.cafepedagogique.net/dossiers/contribs/brissiaud2.php

[3Ce passage est repris d’un chapître de l’essai introductif de Comment les enfants apprennent à calculer (Retz, 2e édition, 2004) où je discute les propositions pédagogiques avancées par Stanislas Dehaene dans son ouvrage La bosse des Maths (Odile Jacob, 1997)

[4Carey Susan (2004) Bootstrapping & the origine of concepts, Dedalus

[5Geary, D.C. (2005) Les troubles d’apprentissage en arithmétique : rôle de la mémoire de travail et des connaissances conceptuelles. In M.-P. Noël (Ed) : La dyscalculie. Marseille : Solal.
Voir aussi : Le débat sur l’enseignement des mathématiques à l’école : un point à la rentrée 2006, mis en ligne sur le site du Café Pédagogique en septembre 2006 : http://www.cafepedagogique.net/dossiers/calcul/8.php

[6À l’époque, beaucoup en doutaient comme en témoignent certaines réactions à l’article déjà cité : Calcul et résolution de problèmes : il n’y a pas de paradis pédagogique perdu

[7Sciences Humaines, Hors-Série spécial n°5, octobre-novembre 2006 : L’école en questions

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